La plume blanche

« LA PLUME BLANCHE »

Une nouvelle de mon livre, « des poppies et des larmes »

BATAILLE DE LA SOMME

1er juillet-18 novembre 1916

Bataille de la Somme 1er juillet 1916

 

M1917 casque Brodie

Au début du 20ème siècle, la situation en Europe est de plus en plus tendue. Un profond déséquilibre des forces s’était formé en 1882 avec la signature d’un accord orchestré par l’Allemagne. Cet accord d’assistance militaire avait pris le nom de Triple-Alliance, et réuni l’Allemagne à l’Autriche-Hongrie et à l’Italie. Pour éviter cette menace, les puissances occidentales se doivent donc de réagir au plus vite. Après avoir réglé leurs différends coloniaux, la Grande Bretagne et la France inaugurent un rapprochement en 1904 sous le nom d’Entente cordiale. Quelques années plus tard, la Russie les rejoindra pour former la Triple-Entente.

La Triple-Entente est le fruit de l’alliance franco-russe du 27 décembre 1893, avec celles de l’Entente cordiale du 8 avril 1904 et de la convention anglo-russe du 31 août 1907.

Soldat Hyppolite Le Tailly, 151ème RI, 42ème DI, 6ème armée du général Fayolle. (La 42ème DI restera sur la Somme jusqu’au 20 novembre 1916).

Général Émile Fayolle

Private Andrew Lockhart, 15ème bataillon de fusiliers du Lancashire, 4ème armée du général Rawlinson.

En décembre 1915, le général en chef John French est remplacé par le maréchal Douglas Haig.

Verdun, 6 avril 1916. Mort-Homme (février-avril).

Quels étaient ces sons qui me parvenaient si lointains, si confus ? où étais-je ? J’avais un tintamarre sourd dans les tympans, j’essayais de me débattre, de remuer un bras, une jambe, mais non, je ne pouvais esquisser le moindre geste ; j’étais immobilisé. Je ressentais comme un écrasement de mon corps par une masse étrangement pesante. Toute la substance de mon âme flottait dans une sorte de langueur détachée de mon être ; étais-je déjà mort ?

Champ de bataille de Verdun

J’essayai de réunir mes souvenirs, de faire travailler mon cerveau, puisque lui seul répondait à mes désirs. Peut-être saurait-il m’expliquer ma présence ici, dans ce lieu inconnu qui me tourmentait tant ! Pourtant, je ne ressentais aucune douleur ; si ce n’était ce flou autour de moi, je dirais que j’étais même bien, installé dans un certain confort.

Avant l’assaut

Je me risquai enfin à ouvrir les yeux ; mes paupières étaient lourdes, douloureuses. Quelques clignements me permirent d’apercevoir des bribes d’images. Qu’était-ce ? Le ciel ? Je fixai délibérément une forme grisâtre de cette voûte qui se dévoilait petit à petit sous mon regard. Je commençais à comprendre. Je me trouvais enchevêtré sous un monticule de terre et d’objets hétéroclites, qui m’interdisaient tous mouvements. Je découvris, horrifié, que j’étais enlacé avec deux cadavres, et ces deux corps n’avaient pas le même uniforme que le mien. Soudainement tout s’éclaira, et je compris ! La mémoire qui me faisait tant défaut revint tout à coup. Je me souvenais de l’attaque de ce bunker allemand, la charge à la baïonnette, les corps gisants autour de moi, une grande explosion, et puis plus rien.

Quelqu’un essayait de venir à mon secours. Je percevais des mains qui s’affairaient à débarrasser les décombres autour de moi. Ils étaient deux, leurs mains virevoltaient dans un ballet infernal, semblables à des pirouettes de marionnettistes.

La tranchée

Les deux boches qui me ceinturaient furent écartés. Leurs étreintes, qui semblaient de prime abord fraternelles, n’avaient pour but que de m’emmener avec eux jusque dans la mort. Mes sauveteurs étaient deux brancardiers ! La tranchée ennemie avait été investie par les nôtres, mais à quel prix. Le terrain était recouvert de cadavres. C’était une aubaine pour moi d’avoir survécu sans une égratignure. Je fus redressé promptement sur mes jambes ; il fallait faire vite, la contre-attaque allemande se précisait au fil des secondes. Je devais foutre le camp le plus rapidement possible.

Brancardiers

La bataille de Verdun se déroule du 21 février au 19 décembre 1916. C’est par excellence la bataille du peuple français. C’est la plus longue et la plus dévastatrice de la Première Guerre Mondiale. Pétain instaure la rotation de ses unités, si bien que pratiquement tous les régiments de l’armée française viennent se battre à Verdun.  

Tranchée française

J’appris bien plus tard, avec effroi, que j’étais le seul survivant de l’assaut, et que toute la compagnie avait été décimée. Je fus décoré pour ce fait d’arme. En fait, je fus cité à l’ordre du régiment et déplacé vers l’arrière.

Le no man’s land

Dès décembre 1915, à Chantilly, les Alliés élaborent conjointement une offensive plus à l’Ouest, sur la Somme, là où les deux armées font leur jonction. Alors que Français et Allemands s’entretuent sur la Meuse, l’effort de guerre britannique s’accentue : il devient urgent de soulager les Français à Verdun. La percée sur la Somme doit dégarnir, et affaiblir, le pense-t-on, la poussée allemande à l’Est. La stratégie de Joffre reste inchangée : il faut percer et reprendre la guerre de mouvement. La direction générale de l’attaque est fixée sur une ligne Bapaume-Péronne-Ham.

12 Avril 1916. Entre Soissons et Compiègne, sur l’Oise.

Nous n’étions pas très loin de la ligne de front ; en témoignait ce grondement permanent qui bourdonnait dans nos oreilles. Les pluies printanières étaient torrentielles, les routes inondées et impraticables.

La boue

Tout était enseveli sous des monticules de boue : hommes, chevaux, mulets, matériel roulant, c’était lamentable à voir. Notre moral déclina très vite dans cet univers sombre et cauchemardesque. La douleur humaine avait ses limites. Le squelette de notre régiment avait été cantonné près de Compiègne ; il devait y être reconstitué par l’apport de troupes fraîches.

Soldats britanniques sur la Somme 1916

Nous attendions résolument la venue de ces petits bleus. Nous avions la certitude qu’une fois les trous comblés, nous étions bons pour retourner aux tranchées. Alors, les minutes, les heures qui passaient, amplifiaient inexorablement l’inquiétude et l’angoisse de chaque homme. Nous n’étions pas pressés de les voir arriver !

Comment mesurer le temps ? Chaque seconde qui s’écoulait paraissait une éternité, et les jours se confondaient avec les nuits. Le conflit perdurait, et des deux côtés l’on ne pouvait envisager une fin sans la victoire au bout.

Soldats britanniques sur la Somme 1916

Que devait penser l’envahisseur à ce moment-là, lui qui se positionnait comme le prédateur ? Lui qui avait fait sonner les trompettes de l’hallali, pensait-il à la mise à mort ? Songeait-il que le temps de nous achever était venu ? Cependant, on était trop nombreux pour être considérés comme du gibier ; il nous appartenait de mesurer notre puissance et de reprendre confiance. A nous de répliquer au coup par coup ; celui qui saurait le mieux mobiliser ses forces triompherait et se couvrirait de gloire.

La Somme – The Big push

Et puis, on n’était pas seuls, nos amis britanniques se tenaient à nos côtés, ils se battaient avec nous. Et il valait mieux les avoir avec nous que contre nous ! Pour sûr, pensais-je !

Soldats canadiens sur la Somme

D’ailleurs, notre cantonnement se situait près de la jonction des deux armées, et il était facile, à vue d’œil, de les reconnaître à la couleur kaki de leurs uniformes. Plus on se déplaçait vers l’ouest, plus ils étaient nombreux, et ça c’était rassurant. Ils affluaient par dizaines de milliers, et la plaine était recouverte de ces régiments de Tommies, dont le moral était encore intact. Au fil des jours, leur nombre allait grossir démesurément.

Soldats canadiens sur la Somme à la bataille de Courcelettes

Équipement du fantassin français en 1916  

Uniforme du fantassin français en 1916

– Un casque Adrian, version 1916.

Casque Adrian

– Un uniforme bleu horizon, modèle 1915.

– Un jeu de dames, cartonné et pliant.

– Une montre gousset, dans un boîtier de protection.

– Une boîte de bonbons à la menthe.

– Une lampe électrique.

– Un masque M2.

– Un fusil Berthier 07/15, avec une recharge de trois cartouches.

Fusil Berthier 07/15

– Une épée baïonnette.

– Un révolver lance-fusées et sa fusée éclairante rouge à parachute.

– Un quart avec sa hanse recouverte de ficelle, pour éviter les brûlures aux doigts.

– Un périscope en tôle.

– Une grenade CF. Citron Foug 1916.

– Une bouteille d’alcool de menthe.

– Un bidon de 1 litre.

– Une paire de brodequins.

Juin 1916.

J’avais eu souvent l’occasion de les croiser ; mon anglais étant défaillant, je ne pus que les observer et constater leur bonne humeur. Il se détachait de cette masse une sensation bon enfant ; j’avais l’impression qu’ils se connaissaient tous. Pour la première fois de ma vie, je rencontrais des bataillons d’Écossais. Ils arboraient tous leur costume traditionnel, et marchaient au son des cornemuses. Ils avançaient fièrement en rangs serrés ; leurs genoux soulevaient à chaque pas une sorte de jupe plissée qu’ils nommaient kilt. C’était original, du jamais vu, parole de soldat !

Sergent non-identifié du Régiment Écossais des Gordon Highlanders. Photo prise à Vignacourt dans la Somme par Louis et Antoinette Thuillier entre 1916 et 1918

La bataille qui s’annonce prend des proportions démesurées. Des forces considérables sont amassées entre Albert et Chaulnes. Les armées des généraux Fayolle et Micheler se positionnent au sud de la ligne d’attaque, les armées anglaises des généraux Rawlinson, Cough et Allenby au nord. En face, la 2ème armée allemande du général Von Below. Des bataillons provenant de tous les régiments de l’armée britannique sont régulièrement déplacés et déployés dans ce secteur. La Somme prend une place importante dans la mémoire collective de la Grande-Bretagne ; elle devient le Verdun des Anglais.

Bray-sur-Somme, 20 Juin 1916. À quelques kilomètres de Maricourt, point de jonction des deux armées alliées.

Nous étions cantonnés dans un vieil hangar, près de l’école de garçons. Tout le village avait été évacué dès le début des hostilités ; la contrée ainsi désertée, vidée de sa substance vive, avait des airs de zone interdite.

Canadiens sur la Somme en 1916

Il était rare d’y voir un civil. Des granges sans animaux, des maisons sans fumée s’échappant des cheminées, des foyers sans âtres, tout cet univers abandonné suintait la tristesse et la consternation. Avec les copains, on avait installé une popote. Bientôt, d’autres compagnies se répartirent autour de nous, et avec le nombre, le coin s’anima. Chacun avait trouvé, pour le mieux, un endroit où aménager son bivouac.

Soldats britanniques Somme 1916

Depuis des mois, la campagne avait été remuée de toutes parts. Sous nos yeux, des routes avaient été tracées. Des tonnes de cailloux, de toutes sortes et de tous calibres, avaient été déversées par une armée de territoriaux munis de pelles et de pioches. Nuit et jour, les préparatifs allaient bon train, sans répit. De nouvelles gares furent construites, avec leurs lignes de chemin de fer. L’artillerie lourde fut cachée, enterrée, camouflée sous d’immenses bâches aux couleurs des pâturages. Les routes et les chemins regorgeaient d’obus et de munitions de toutes sortes, entreposés sur les bas-côtés ou bien dans des abris érigés pour la circonstance. L’on avait percé des boyaux, des tranchées de réserves et de soutiens supplémentaires. De toute évidence, il était vital que la bataille se doive d’être alimentée en troupes fraîches à tout moment. On avait également foré des puits et construit des abreuvoirs pour les chevaux. Des milliers de lignes télégraphiques et téléphoniques avaient été tirées, et posées dans un enchevêtrement des plus spectaculaires. Toute une conception des plus étonnantes de différents trucages vit le jour. De faux arbres en tôle, de faux cadavres, de faux abris, de faux ponts, de fausses routes et chemins, furent disséminés un peu partout. Les gars du génie avaient mis le paquet !

Soldats britanniques Somme 1916

Face à un tel déploiement de forces, le moral des deux armées est subitement remonté en flèche. Les Anglais prétendent que c’est, enfin, le grand combat pour la délivrance, et le « suprême effort » de la guerre !

Une estafette nous apporta le courrier. Il n’en fallait pas plus pour ravir la troupe, qui déjà s’agglutinait avidement autour de la motocyclette du préposé de la poste aux armées. Pas de chance, il n’y avait rien pour moi.

Soldats canadiens sur la Somme 1916

Une prochaine fois peut-être ! Le fait de ne jamais cantonner au même endroit devait poser beaucoup de soucis pour la distribution. Avec ces batailles à répétition, l’acheminement des lettres et des colis devait en pâtir lourdement.

Je me résignai nonchalamment à parcourir les chemins aux alentours de nos positions. L’encombrement des routes était tel qu’il était presque impossible à un homme à pied d’y circuler sans détours. Je voulais me rendre compte des travaux et des avancées du génie britannique en matière de voirie.

C’est alors que je tombai nez à nez avec un drôle d’engin, qui ressemblait à première vue à un gros tracteur pour labourer les champs.

Bataille de la Somme 1er juillet 1916

Mais celui-ci n’était pas comme les autres ; rien n’était prévu pour le labeur de la terre, il était d’un nouveau genre. Il avait sur ses pourtours des mitrailleuses, et même un canon sur le devant. Il était monstrueux, d’une envergure impressionnante, hérissé de défenses, avec des plaques rivetées et blindées partout sur sa carcasse de métal. Le diable se dressait devant moi ! A cet instant, j’en eus la preuve, il existait bel et bien ! Il était seul, isolé ; une large capote d’un gris vert avait été retroussée et rabattue sur l’arrière, laissant apparaître son enveloppe d’acier. Une dizaine d’hommes, de toute évidence les servants de la machine, s’affairaient autour de la bête. Rapidement, en un clin d’œil, le drap de camouflage fut déployé sur sa carapace de métal. Il était devenu invisible aux regards indiscrets, comme au mien par exemple. Mais c’était vu d’en-haut qu’il se devait d’être transparent. Pour le moment, le ciel était truffé de ballons captifs, les nôtres ; ceux de l’ennemi avaient été tous détruits par notre chasse aérienne ; nous lui avions crevé les yeux !

Spécifications techniques du Mark I :

–  longueur : 9.75 m.

–  largeur 4.12 m pour la version mâle, et 4.30m pour la version femelle.

–  hauteur : 2.41 m.

–  poids : de l’ordre de 28 tonnes.

–  épaisseur du blindage : entre 0.6 et 1.2 cm.

–  puissance : 4 chevaux/tonne.

–  autonomie : 40 km.

–  vitesse : 5 km/h.

Il existait deux versions : la version mâle, munie de canons, et la version femelle, dotée de mitrailleuses sur les balcons latéraux. Il était servi par 8 hommes d’équipage.

C’est le 15 septembre 1916 que sont employés pour la première fois des chars d’assaut. Leur intervention dans le secteur de Flers-Courcelette ne sera pas décisive, mais épouvantera les fantassins allemands.

« Hello frenchy ! » me lança un anglais. Je m’approchai de lui amicalement ; il avait l’air d’être accommodant. Et, cerise sur le gâteau, il baragouinait un peu notre langue. Nous pûmes échanger quelques paroles banales, en faisant beaucoup de gestes avec les mains et avec les bras. J’appris ce jour-là que le monstre était un prototype du nom de Mark I. L’inventivité britannique lui accordait de grands espoirs et un avenir des plus prometteurs. Je ne pus obtenir d’autres renseignements ; de toute évidence, mon nouveau copain ne savait rien de plus. Ses paroles se faisaient opaques, ses explications floues, et se terminaient presque toujours par une moue distincte sur ses lèvres. J’appris qu’il s’appelait Andrew et qu’il venait d’Orpington, dans la proche banlieue de Londres, dans le Kent exactement. Il avait suivi des études aux Beaux-Arts, à Paris, juste avant que le conflit ne se déclare. Et pour payer ses études, il avait servi dans un petit bistrot parisien, ce qui expliquait ses quelques mots de français. Son cantonnement se situait près de notre popote, et c’est tout naturellement que je l’invitai à venir à l’occasion trinquer avec nous. Ce qu’il fit avec tous ses camarades ! Nous eûmes des rapports franchement cordiaux, nonobstant les disparités de nos deux cultures.

Ils nous parlèrent beaucoup de leurs patelins respectifs, et des verts pâturages de leur belle Angleterre. Ils avaient tous répondu à l’appel de Lord Kitchener, pour former la Nouvelle Armée de copains. Ces bataillons recrutaient des unités locales, celles de Pals et de Chums, et dans ces formations de jeunes soldats, tout le monde se connaissait.

Tous portaient jalousement sur eux la photo de leur fiancée, de leur femme et de leurs enfants. Chacun dévoila la sienne aux regards des autres, avec des commentaires qui se passaient d’explications, eu égard à notre différence de langage. C’est de cette manière que je vis le portrait de la bien-aimée d’Andrew ; jolie femme, ma foi ! Je lui en fis part d’ailleurs, et il en fut très fier. Elle s’appelait Lisbeth et habitait Londres. Il prétendait qu’une fois la guerre terminée, il s’empresserait de lui demander sa main. Il m’avait raconté qu’ils s’étaient connus au club de bridge ; elle y venait régulièrement tous les samedis avec sa mère. Son père, lui, jouait dans un autre endroit réservé aux hommes. Chacun pratiquait séparément : ladies and gents ne se mélangeaient pas !

S’ils appréciaient notre pinard et notre nourriture, nous ne pouvions pas dire que nous aimions la leur. Pourtant ils étaient fiers de leur pudding en conserve, qu’ils voulaient à tout prix partager. Ils recevaient leur précieux aliment dans des grosses boîtes de métal en fer blanc ; idem pour la bière.

Il existe trois types de rations pour le poilu.

Une ration normale distribuée en cantonnement ; une ration forte pour les périodes de combats en premières lignes ; et enfin une de réserve que le soldat possède la plupart du temps sur lui. Les deux rations normales et fortes sont constituées de produits frais pour une journée. Elles prennent place dans la musette et dans la gamelle. Elles comportent :  

– 750 gr de pain frais.

– 400 gr de viande fraîche salée ou fumée (ration normale) et 450gr (ration forte).

– 50gr lard.

– 60 gr de légumes secs et riz (ration normale) et 100 gr (ration forte).

– 24 gr de café (ration normale) et 36 gr (ration forte).

– 32 gr de sucre (ration normale) et 48 gr (ration forte).

– 24 gr de sel.

– ½ litre de vin.

La ration dite « de réserve » est essentiellement constituée de produits non périssables et de conserves. A consommer uniquement en cas de non distribution de vivres. Elle est rangée dans le havresac. On peut y trouver 10 galettes de pain de guerre, de la conserve de viande, des fruits secs, du sucre et du café, du chocolat, du potage déshydraté, de l’eau de vie ou du rhum.

Casque Adrian 1916

26 juin 1916.

Les gars du Lancashire avaient levé le camp dès l’aube, Andrew avec eux. L’air était chaud et humide, les pluies du printemps avaient lessivé la plaine, rendant des plus pénibles tous mouvements de troupes et de matériel. A cela venaient se rajouter, tous les jours, des renforts de troupes et de munitions. Les hommes s’entassaient par dizaines de milliers ; je n’avais jamais vu autant de monde, autant de forces. La contrée si verdoyante, parsemée de coquelicots, était parcourue dans tous les sens par des canons de tous calibres. Les chevaux et les mules y pâturaient par centaines. Les chemins de traverse étaient bondés de cavaliers et de lads tirant leur monture vers les abreuvoirs et les citernes d’eau, chacun s’occupant de son poulain religieusement. Des cargaisons de fourrage s’entassaient dans des carrioles apprêtées pour la circonstance. Tout ce beau monde se préparait méticuleusement, tout était minutieusement orchestré dans les plus petits détails. Je me posais en observateur de cette scène grandiose, et avec l’éloignement nécessaire, il me semblait contempler une belle pagaille ! Une telle concentration ne me disait rien qui vaille ; ça allait péter, et même péter plus fort que d’habitude …

Je me décidai d’abandonner toute cette foule pour rejoindre ma compagnie. Sur mon chemin, je m’égarai dans mes pensées, et une certaine confusion embrouilla mes esprits. La fascination ressentie sur le moment laissa place à une certaine inquiétude. Celle-ci devait aller crescendo au fil des heures pour ne plus me quitter. Il s’était remis à pleuvoir, et les préparatifs continuèrent dans un marécage de boue.

Équipement du fantassin anglais en 1915    

Uniforme anglais de 1915

1 – Une casquette, modèle 1915 à rabat.

2 – Une casquette, modèle 1905/1915.

3 – Un casque, type Brodie du War Office.    

Casque Brodie 1916

4 – Une vareuse, modèle 1902.

5 – Un équipement en cuir avec deux sortes de cartouchières.

6 – Un havresac et une musette, modèle 1908/1915.

7 – Une pochette de cagoule.

8 – Une paire de cisailles, dans son étui en cuir.

9 – Une grenade Mills MKI n°5.

10 – Une gamelle d’infanterie.

11 – Un paquet de pansements.

12 – Un couteau réglementaire.

13 – Une baïonnette 1907 transformée.

14 – Un fusil Lee-Enfield Mark III, avec modification de 1916 en calibre 303.    

Lee-Enfield Mark III

15 – Une paire de chaussures.

16 – Une paire de bandes molletières.

17 – Un manuel de Français.

24 juin 1916, 6 heures du matin. Début du bombardement des lignes allemandes par des tirs de réglages et de destruction.

Je fus réveillé ce matin-là par le bruit de la canonnade qui résonnait violemment dans mes tympans. Une terrible angoisse m’étreignit alors ; la bataille venait de débuter, et elle vibrait déjà dans tout mon corps !

Artilleurs canadiens sur la Somme 1916

Le front, qui jusqu’à présent était relativement calme (on ne comptait que quelques tirs d’artillerie par jour), s’enflammait d’une manière disproportionnée. Les craintes qui me torturaient ces derniers jours se justifièrent, et cette prémonition me préserva de la douloureuse surprise.

La belle organisation militaire qui, hier encore, paradait sous mes yeux, se démantela subitement. J’avais l’impression qu’un géant avait donné un grand coup de pied dans une immense fourmilière. Un remue-ménage sans précédent prit naissance dans un vacarme assourdissant. Au bruit des canons venaient s’ajouter les cris des officiers rameutant leurs hommes, les hennissements des chevaux, les vrombissements des véhicules à moteur, et bien d’autres éclats encore. Un tableau monumental dans un univers boueux se démenait magistralement vers un chaos annoncé.

Le bombardement s’intensifia de jour en jour ; des centaines de milliers d’obus s’écrasèrent sur les défenses boches ; c’était l’enfer. Le diable rendait visite aux Allemands ! chacun son tour ! pensai-je. Moi qui avais vécu les premières heures de Verdun, je me disais alors que c’était le juste retour des choses. Malgré tout, je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces hommes, là-bas, enterrés vivants dans leurs abris sous-terrain. Ils devaient endurer un supplice effroyable sous un tapis de bombes. Comme à son habitude, l’Etat-major ennemi avait dû comprendre qu’une offensive se préparait. Beaucoup plus en arrière, vers leurs deuxièmes et troisièmes lignes, des unités fraîches avaient dû s’entasser pour contrer notre assaut.  Le carnage se précisait !

Nos petits bleus étaient arrivés ; les vides allaient être comblés, et la compagnie reconstituée. Ce n’était pas bon pour nous ; ça sentait mauvais. Il était évident que nous allions repartir au casse-pipes. Des semaines durant j’avais cru qu’on allait pouvoir rester pépère, mais non. Cependant, il n’était pas interdit de rêver…

Le 29 au soir, nous reçûmes l’ordre de nous préparer avec tout notre barda. Je voyais les copains inquiets ; nous évitions de nous regarder dans les yeux ; chacun avait une foule de questions en lui, mais n’osait parler. Une demi-heure avant le départ pour les tranchées, tous les vétérans griffonnèrent un bout de papier et l’épinglèrent sur leur havresac. Exception faite des jeunes recrues, qui restèrent étrangères à cette pratique ; ils allaient vite la comprendre !

30 juin 1916.

Amélioration du temps. La préparation d’artillerie touche à sa fin, elle durait depuis six jours. Les Alliés ont tiré 1.7 millions d’obus. Le bruit des explosions a été si intense qu’il s’est perçu jusqu’en Angleterre.

Le général Haig est confiant : « Le temps sera beau demain, le moral des hommes est splendide. » Ce sont ses propres paroles ; le concert diabolique peut commencer, avec sa bénédiction ! Britanniques et Français se préparent pour l’assaut qui se doit d’être à la fois victorieux mais aussi le dernier. C’est du moins ce que l’on croit en hauts lieux ! Les Alliés sont convaincus d’avoir annihilé toutes les fortifications ennemies. Ils en sont si persuadés que le général Rawlinson, soucieux d’épargner de la fatigue supplémentaire à ses hommes, leur demande d’attaquer en ordre de marche et non en courant.  

Les précipitations de ces derniers jours ont transformé le champ de bataille en un océan de boue. Les préparatifs ont dû être considérablement ralentis. L’attaque initialement prévue le 29 juin est reportée au 1er juillet.  

Le 1er juillet 1916, sur un front de 40 km, de part et d’autre de la Somme, 26 divisions anglaises et 14 divisions françaises sortent des tranchées, baïonnettes aux canons. Et s’élancent à l’assaut des positions allemandes.    

Les Allemands occupent presque partout les hauteurs. Ils sont sur place depuis déjà des mois et ont eu tout le temps de se renforcer. Leur système de défense repose sur une puissante organisation de combat, avec des tranchées de premières lignes, d’appui et de réserve, et un labyrinthe d’abris enterrés. Leur deuxième ligne intermédiaire est moins forte ; elle a pour objectif la protection de l’artillerie de campagne. Enfin, encore en arrière, une deuxième position aussi puissante que la première. Puis, en retrait, se trouvent des bois et des villages fortifiés, reliés par tout un réseau de boyaux et de tranchées, de manière à disposer d’une troisième et quatrième ligne de défense.

 1er juillet 1916, côté français. Armées des généraux Fayolle et Micheler.

Les généraux Micheler et Marchand de gauche à droite .

Des chants patriotiques nous parvinrent en provenance des unités qui se trouvaient sur notre gauche ; pas de doute, c’était bien la Marseillaise. Et c’est avec les paroles de notre hymne national que ces combattants sortirent des tranchées et s’élancèrent à l’assaut.

Une fois de plus, j’espérais en ma bonne étoile ; qu’allait-il se passer ? Allais-je sortir de cette immense nasse indemne ? Devais-je courir, me cacher, et trouver un abri ? Autour de moi, la destruction était totale ; je découvrais un champ de ruines apocalyptique. Nos obus avaient ravagé la plaine. Il devint de plus en plus difficile de marcher dans cette fange boueuse ; c’était comme du déjà vu !

Équipement du fantassin allemand en 1917/1918    

Uniforme du fantassin allemand en 1917-1918

– Un casque d’acier, modèle 1916.

Casque allemand de la Première Guerre Mondiale

– Une cravate en coton (habsbinde).

– Un étui de masque.

– Un masque à gaz  (leberschutzmaske) de 1917.

– Un pantalon gris-pierre.

– Une « bluse » en drap feldgrau du 216ème régiment d’infanterie, avec insigne de blessé.

– Un poignard.

– Un ensemble d’équipement.

– Deux grenades à manche.

– Une baïonnette ersatz en tôle emboutie.

– Un bidon modèle 1893, recouvert de velours.

– Un fusil Mauser Gewehr 1898, avec bretelle ersatz en toile.    

Mauser Gewehr 98

– Une paire de chaussures, modèle 1901.

– Une paire de bandes molletières.

– Un paquet de cigarettes.

– Une tenaille.

Mais la bataille prit une tournure positive pour nos soldats. Nous approchions des villages de Dompierre et Besquincourt. Notre avancée se précisa, et nous fûmes bientôt maîtres des lieux. Il était difficile alors de définir avec exactitude notre position. Il ne restait plus de ces deux bourgs que leur emplacement respectif. Les lieux étaient ahurissants de dévastation. Des tombereaux de glaise et de boue figée s’étaient formés, comme pétrifiés subitement.  Sur ces monticules hétéroclites, des multitudes d’objets et de gravats s’étaient répandus. Il y avait des résidus de toutes sortes : des blocs de pierre, des ferrailles vrillées, des poutres de bois brûlées, des tuiles, des briques, des moellons cassés, des lambeaux de meubles, des chiffons, des matelas éventrés. Il y avait aussi des armes et du matériel militaire détruit, des carcasses de voitures démolies, des pieux, des munitions ; tout était confondu, mélangé, dans un désordre inimaginable. Le tracé originel du village s’était évanoui dans la fournaise. Seuls quelques pans de murs se dressaient çà et là, pour indiquer l’emplacement supposé d’une maison, ou peut-être de l’église ; le cimetière, méconnaissable, avait été bouleversé, comme l’ensemble de ce paysage de cauchemar. Des débris de croix avaient été projetés dans tous les sens, et avaient virevolté d’une manière sacrilège. Les caveaux vidés de leur contenu avaient été chamboulés, et des cercueils, il ne restait plus que quelques planchettes difformes calcinées. Combien d’années avait-il fallu pour ériger ces villages, et combien de minutes pour les détruire ? L’endroit n’était pas sécurisé, et les obus continuaient de s’abattre sur nos têtes. Il me fallait prendre une décision, rapidement. Que devais-je faire ? Attendre les renforts ou bien reculer ? A chaque détonation, je sursautais et me penchais, comme pour prier.  Je restai là une poignée de secondes, le dos à demi courbé. J’étais bloqué dans les vestiges de ce qui fut jadis la mairie (du moins le pensais-je), au milieu des décombres de la petite place. Déjà les renforts affluaient de toutes parts, et nous reçûmes un ordre de repli. Ce qui tombait à pic, et coupa court à toutes mes questions. La retraite se fit dans le désordre le plus complet. Je tentai d’accélérer ma fuite en courant, mais le terrain était tellement chaviré de toutes parts que je me surpris parfois à marcher sur des corps de soldats morts. Quel désastre ! Enfin, je m’abandonnai lourdement sur le parapet de la tranchée, pour glisser le long du talus et atterrir sur les caillebotis détrempés. J’étais épuisé ; ma respiration devenait saccadée, j’avais les tempes qui palpitaient et le cœur qui s’affolait. Autour de moi ce n’était que râles et désolation. De nombreux blessés venaient s’affaler pesamment à mes côtés. Un infirmier me cria violemment dans les oreilles : « Tu es blessé ? » Je lui fis un geste du doigt pour dire non ; qu’il aille plutôt s’occuper de ceux qui l’étaient vraiment. Les hommes qui pouvaient marcher se dirigèrent eux-mêmes vers le poste de secours. Beaucoup rampaient et demandaient de l’aide. Je fis ce que je pus pour me rendre utile et aider un pauvre bougre qui appelait sa mère. Après des efforts surhumains pour le soulever, je réussis à le traîner jusqu’à l’ambulance.

La Somme vue du ciel – tranchées britanniques et trous d’obus allemands.

On ne se rend jamais compte de ce qui se passe sur le moment de l’action. Trop de faits précipités interdisent la réflexion. C’est après, une fois que le calme est revenu, une fois que les canons se sont tus, qu’on est pris par l’effroi. L’angoisse vous étreint, un peu comme une amoureuse qui ne veut pas laisser partir son homme, au petit matin, sur le quai d’une gare. On ressent le froid glacial vous pénétrer et circuler dans tout le corps, on se sent vidé de sa substance. Alors vient la peur ; les évènements se revivent seconde par seconde, et c’est la plongée vertigineuse dans les profondeurs d’un songe sans fin. La raison n’a plus lieu d’être ; on se sent étrangement absent de toute réalité, seule l’âme continue son chemin et se propage au-delà de la pensée. La folie est toute proche, je la sens m’agripper, elle veut m’emporter avec elle. Je ne veux plus revivre de tels moments…

Le squelette du bataillon avait été regroupé dans notre ancienne grange. On nous avait distribué de la victuaille à profusion. Ce qui avait aussitôt réjoui les hommes. Mais après un amer constat, il s’avéra que les quantités avaient été comptées pour toute la compagnie. La répartition fut vite faite ; il en manquait tellement à l’appel !

En six jours, la 6ème armée du général Fayolle a progressé sur une profondeur d’environ 10 kilomètres. Son objectif, le plateau de Flaucourt, principale défense de Péronne, est atteint. Pour des pertes minimes, elle fait 12 000 prisonniers, prend 85 canons à l’ennemi, ainsi que 26 minenwerfer et 100 mitrailleuses.    

Un minenwerfer de 76 mm

C’est le plus beau succès obtenu par l’armée française depuis la bataille de la Marne, en septembre 1914. Conséquence directe, 35 divisions allemandes sont prélevées sur le front de Verdun pour renforcer le secteur devant Bapaume.

En deçà de Fricourt, le 1er juillet 1916.

Côté britannique. 4ème armée du général Rawlinson et 3ème armée du général Allenby.

Le temps était redevenu clair, et les troupes s’entassaient dans les tranchées de premières lignes. Les fantassins avaient fixé leurs baïonnettes aux canons, et les couleurs des régiments furent déployées. Andrew Lockhart attendait le coup de sifflet ; il faisait partie de la première vague. Soudain, à 7 heures 30 le signal fut donné, et les soldats se ruèrent hors de leurs positions. Dès les premières minutes, ils furent accueillis par des tirs de mitrailleuses qui se dévoilaient, au fur et à mesure, de leurs caches respectives. Ce fut un carnage : on estima à 30 000 le nombre des pertes britanniques (tuées ou blessées), dans les six premières minutes de l’assaut. Andrew était parmi celles-ci. Atteint par de multiples éclats, il devait être transporté presque aussitôt vers une antenne médicale de premiers secours vers l’arrière, aux environs de la ville d’Albert. La rapidité des brancardiers n’eut aucune incidence sur son état de santé ; il était perdu.

Ce jour-là, les six vagues en marche du 15ème bataillon de fusiliers du Lancashire et du 16ème bataillon de fusiliers du Northumberland, « les Salford Pals » (les copains de Salford), sont décimés par les mitrailleuses allemandes.

Le bilan de la première journée est épouvantable pour les Britanniques : sur 320 000 soldats engagés, on dénombre 20 000 morts et 40 000 blessés ou disparus.

2 juillet 1916, Bray-sur-Somme.

Hyppolite Le Tailly se remet difficilement des dernières heures vécues.

Au petit matin, nous fûmes réveillés par quelques Tommies, les copains survivants de la compagnie d’Andrew. Affolés, ils venaient nous apprendre la terrible nouvelle. Ils étaient catastrophés par la débâcle de leur armée, et par les pertes considérables qu’elle avait subies. Ils avaient tous dans le regard une impuissance manifeste, surmontée d’une rage mal contenue ; l’échec avait été dur à avaler. Andrew Lockhart manquait à l’appel…

La route d’Albert présentait un encombrement indescriptible ; même à pied, nous ne pûmes passer au travers de tout ce fatras. Les ambulances se succédaient dans un tumulte déconcertant. Afin d’accélérer notre marche, il nous fallut couper à travers champs à maintes reprises ; mais le terrain devint impraticable sur une grande distance. Les obstacles qui jonchaient la plaine étaient inextricables. On y trouvait des canons embourbés jusqu’aux affûts, des animaux abandonnés qui erraient sans attaches, pire, des compagnies entières d’hommes sans commandement. L’intégralité de ce petit monde se retrouvait désorganisée à souhait, ce qui entravait toute circulation.

Pour la Grande Bretagne, le massacre du 1er juillet est sans précédent dans son Histoire. Ce jour-là, une onde de choc traverse les îles britanniques. La bataille sera filmée, et montrée à un public non averti. Une fois le traumatisme passé, l’unité de tout un peuple se fera derrière ses Tommies. 

Enfin, nous arrivâmes à l’antenne médicale où se trouvaient nos camarades anglais. Ils étaient dans un sale état. Nous essayâmes d’apporter du réconfort à ceux qui pouvaient encore en recevoir. Les blessés étaient entreposés pêle-mêle, sous des tentes immenses, toute unité confondue. Une marée de brancards, chacun porteur d’une douleur immense, jonchait le sol. J’eus beaucoup de mal à retrouver Andrew. Il avait reçu des soins sommaires, et son corps était recouvert d’une multitude de plaies. Son uniforme était recouvert de sang mêlé de boue. On lui avait déjà retiré sa plaque d’identité, et sur le col de sa vareuse, sur une étiquette épinglée à la va-vite, on pouvait lire : « No ! » Il ne fut pas difficile de comprendre l’étendue des dégâts causés par le shrapnel. Il était perdu ! Ses chairs frémissaient en permanence, entrecoupées de violentes saccades ; il devait souffrir terriblement. Puis il ouvrit les yeux, et je vis une profonde béatitude dans son regard lorsqu’il me reconnut. Il souleva sa main tremblotante vers la poche de sa veste, comme pour m’indiquer un endroit précis. Il n’avait plus de forces ; alors je fouillais à sa place pour saisir l’objet de sa convoitise. C’était un petit étui en cuir, attaché précautionneusement avec un petit cordon de chanvre. Je compris alors toute l’importance que cet écrin avait pour lui. Nul doute qu’il comptait sur moi pour une démarche toute particulière. Il voulait me la confier ; mais seulement à moi.

Soldats britanniques dans les tranchées le 1er juillet 1916

Je plaçai soigneusement cette petite enveloppe dans la poche intérieure de ma capote. Ce qui le rassura, pensais-je sur le moment. Puis le toubib du camp me demanda expressément de quitter les lieux : d’autres blessés arrivaient. Je fis rapidement mes adieux à Andrew ; je savais très bien que je ne le reverrais plus.

Soldats britanniques Somme 1916

Dans l’étui de cuir se trouvait un petit calepin, « The Active-Service French Book for soldiers and sailors. » C’était en fait un minuscule dictionnaire Français-Anglais, distribué aux soldats du corps expéditionnaire britannique en France pour les aider dans leurs rapports avec les populations locales. Je découvris aussi une lettre destinée à Lisbeth, sa fiancée, avec sa photo ; celle-là même qu’il nous avait si fièrement montrée. Ce que je faillis ne pas apercevoir, par contre, c’était une plume blanche, qui s’était insidieusement échappée des pages du livret pour atterrir sur mes brodequins. Une plume blanche, ça alors ! je ne comprenais pas du tout l’intérêt de porter sur soi un tel objet. C’était peut-être un porte-bonheur, me dis-je. Je ne voyais que cette explication. Mais dans ce cas précis, il n’avait pas joué pleinement son rôle. La lettre était, bien sûr, écrite en anglais : « My dear Lisbeth… », puis il me fut impossible de traduire le reste. Alors, d’un regard circulaire, je cherchai quelqu’un ici qui puisse m’aider à déchiffrer ce petit mot.

« Il y a quelqu’un qui parle français ? » m’écriai-je. Je réessayai à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’un officier médecin vienne à ma rencontre.

– Que se passe-t-il ? Pourquoi tout ce tapage ? Vous ne savez pas que vous êtes ici dans un hôpital? » Le toubib affichait un aspect autoritaire ; il semblait produire des sons cacophoniques au travers de sa moustache en guidon de vélo. « So british ! » Mais il prit gentiment le temps de m’écouter.

Après quelques minutes de lecture, il me répondit : « Cette histoire est bien navrante ; décidément cette tradition aura causé bien des morts ! » Que voulait-il dire ? Quelle tradition ? De quoi parlait-il ?

– Dans tout l’Empire Britannique, il y a une coutume qui perdure depuis la nuit des temps. Elle veut que tout jeune homme qui ne s’enrôle pas dans l’armée en temps de guerre, ou bien qui tarde à le faire, est susceptible de recevoir de la part de sa fiancée cette plume blanche. Il faut savoir qu’elle est le symbole de la couardise, et que celui qui la reçoit est, de ce fait, considéré comme un lâche et un poltron. Beaucoup de jeunes filles, ignorant la portée de leur acte, envoient à la mort celui qu’elles chérissent. Ce qui, au départ, est considéré comme un jeu, devient alors dramatique ; et c’est le cas aujourd’hui pour votre camarade. »

Après avoir remercié mon traducteur, je décidai de m’éloigner définitivement de ce lieu de souffrances. Les copains m’attendaient impatiemment ; de nouveaux ordres arrivèrent pour nous. Nous regagnâmes notre popote complètement démoralisés, tandis que le transport des morts et des blessés continuait inexorablement. Dans un ballet infernal, ces cohortes de misère défilaient sans fin sous nos yeux horrifiés.

Ma chère Lisbeth,

J’ai écrit cette lettre il y a déjà bien longtemps. Je voulais que tu saches que j’ai beaucoup souffert le jour où j’ai reçu la plume blanche. De savoir que tu me prenais pour un lâche et un poltron a provoqué en moi une profonde désespérance. Si je ne me suis pas engagé plus tôt, c’est à cause de mon âge ; les officiers recruteurs avaient considéré alors que j’étais trop jeune pour aller me battre. N’ayant pas les années requises pour faire un soldat de Sa Majesté, je dus donc patienter. Après plusieurs tentatives infructueuses, j’eus enfin gain de cause, et je fus enrôlé. Mais tout ça, tu ne le savais pas, tu ne pouvais pas être au courant. Je voulais te faire la surprise, et me présenter chez toi, à Londres, dans mon bel uniforme. Je peux comprendre que, plongée dans l’ignorance, tu aies eu ce geste envers moi. Mais il m’a fait tant de mal ! Alors voilà, aujourd’hui, je suis fier de servir mon pays et son drapeau, et j’espère être digne de toi. Lorsque je reviendrai de la guerre, si tu le veux bien, nous nous marierons et je serai ton homme, un vrai, et non pas un couard comme tu as pu le penser.

Andrew.

Ainsi donc, il était mort à cause de sa bourgeoise, à cause d’une stupide tradition qui ôte la vie aux jeunes gens ! Eh bien, tout cela était bien malheureux. Le monde était ainsi fait, et je ne pensais pas pouvoir changer le cours des choses. Bien des âmes seront encore fauchées comme des épis mûrs par la bêtise des hommes. Je me décidai à faire parvenir le petit étui en cuir à Lisbeth. Andrew avait tout prévu, et inscrit consciencieusement l’adresse de sa chérie sur l’envers de la lettre. Le soir venu, sur ma paillasse, je ne pouvais m’empêcher de penser à cette jeune fille, et au remords qu’elle allait endurer toute sa vie. Juste pour une ridicule petite plume blanche…

La bataille de la Somme va se poursuivre jusqu’en novembre 1916. Les gains de terrain (environ 10 kilomètres) acquis par les Alliés seront minimes pour des pertes exorbitantes :  400 000 Britanniques tués et blessés, ainsi que 200 000 Français et 450 000 Allemands.

Hyppolite Le Tailly participera encore à plusieurs batailles, mais après avoir été enseveli vivant à Verdun, laissé pour mort sur la Somme et sauvé in extrémis, sa raison va petit à petit décliner. Après la guerre, il tombera dans une profonde amnésie, puis dans la folie. La psychanalyse étant encore une science primitive à cette époque, il sera soigné pour maladie mentale. Dans la longue liste des victimes de guerre, il sera classé parmi ceux atteints d’« obusite ». Abandonné de tous, il mourra dans un hospice, en 1926.

 Publié précédemment : « Du sang sur les bleuets » Éditions Volume.

Avec tous mes remerciements au service des archives de la ville d’Aix en Provence.

Poppies

« La plume blanche », une nouvelle extraite de mon livre « Des Poppies et des larmes ».

Cette nouvelle est une fiction, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait qu’une pure coïncidence. Seuls les événements historiques sont authentiques.

Lire dans la même collection:

Un taxi pour Gagny 

Malgré moi

Une source en enfer

A Journey to Gallipoli – L’embarquement

A Journey to Gallipoli – Terminus Gaba-Tépé

Nuages Flamands

Une journée sur le front

Le Zeppelin « A stairway to hell ! »

Les taupes de Cardiff

On garde le moral

 

Lire aussi :

La bataille de la Somme

La bataille de Verdun

La carrière Wellington

« All gone but not forgotten »

Sources :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_la_Somme

Photos publiques Facebook

Mes photos

La Grande Guerre, Éditions ALP/Marshall Cavendish, 1997/1998

14-18 Le magazine de la Grande Guerre, N°1 à 34 de 2001 à 2006

C’était la guerre des Tranchées, Tardi, Éditions Casterman

Le Chemin des Dames, Pierre Miquel, Éditions Perrin 1997

Mourir à Verdun, Pierre Miquel, Éditions Tallandier 1995

Les mutineries de 1917, documentaire TV de Pierre Miquel

Paroles de Poilus, Éditions Tallandier 1998

La première guerre mondiale, Suzanne Everett, 1983

Frères de tranchées, Marc Ferro, Éditions Perrin 2005

Tous mes remerciements au services des archives de la ville d’Aix en Provence.

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10 réponses

  1. Bonjour,
    Je viens de lire votre article sur « La plume blanche » et j’ai été captivé par votre plume. Votre description de la beauté de l’écriture manuscrite est poétique et émouvante. J’apprécie également votre rappel de l’importance de l’écriture manuscrite dans notre monde numérique. J’aimerais en savoir plus sur votre expérience personnelle avec l’écriture manuscrite et comment elle a influencé votre vie. Merci pour ce beau partage.

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    Je tiens à vous féliciter pour votre article « La plume blanche ». Votre écriture est si poétique qu’elle transporte le lecteur dans un monde imaginaire. J’aime particulièrement votre métaphore de la plume blanche qui symbolise la pureté et la légèreté de l’âme. Votre article m’a touché et m’a donné envie d’en savoir plus sur votre vision du monde. J’espère pouvoir échanger avec vous à ce sujet dans les commentaires.

    Cordialement,
    Votre lecteur attentif.

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