« Une journée sur le front »

« UNE JOURNÉE SUR LE FRONT »

Une nouvelle de mon livre, « des poppies et des larmes »

LA SECONDE BATAILLE DE CHAMPAGNE.

 Du 25 septembre au 9 octobre 1915

Seconde bataille de Champagne 1915

 

1er septembre 1915, Picardie.

Dès le début du conflit, suivant les accords d’assistance mutuelle au sein de la Triple Entente et afin de soulager le front français, les Russes attaquent à l’Est avant même d’avoir terminé leur mobilisation. Ce qui constitue, dès 1914, une véritable menace pour les Allemands qui sont empêtrés en Belgique.

Le plan Schlieffen le contournement des fortifications françaises en passant par la Belgique. Chaque flèche correspond à une armée

Contrairement aux ordres stricts du Plan Schlieffen (qui prévoyait de conserver à tout prix, à l’Ouest, une aile droite marchante puissante de l’armée d’invasion allemande), des unités sont prélevéessur la 1ère armée de Von Kluck. Dès la fin 1914, ces troupes sont déplacées à l’Est afin de renforcer la 8ème armée allemande.

Otto von Below

Alexander von Kluck

A leur tour, les Français attaquent à l’Ouest, pour limiter ce transfert des troupes allemandes vers l’Est. La première bataille de Champagne débute le 14 septembre 1914.  L’année suivante, les Alliés franco-britanniques vont lancer des assauts meurtriers sur divers points du front, et la 1ere bataille de Champagne va continuer jusqu’au 17 mars 1915.  L’étendue des pertes, rien que sur le front Occidental, sera alors énorme. Les Français, les Britanniques et les Belges déploreront la perte de plus d’un million d’hommes, dont une grande majorité de Français. Les pertes allemandes seront moindres, environ 675 000 soldats tués, blessés ou disparus lors des affrontements. Mais les combats ne cesseront pas. Ils vont reprendre, dans cette zone, dès septembre 1915.

Soldat Aristide Delpérat, 44ème RI, 7ème Corps d’armée. Général de Langle de Cary.

Fernand de Langle de Cary

Auberive-sur-Suippe

Depuis le début du mois, nous étions au repos près du village d’Auberive-sur-Suippe. Certains, ceux qui savaient tout, ou du moins le pensaient, prétendaient que nous allions remonter en premières lignes sous peu. Mais, comme on aime tant à le dire, « il n’y a pas de fumée sans feu ». Déjà l’inquiétude s’était installée parmi la troupe, et on sentait bien qu’il y avait un malaise.

Une journée sur le front 1915

Les visages étaient fermés. Le silence avait fait main basse sur le tapage habituel, cette forme de brouhaha produit par la promiscuité de centaines d’hommes obligés de vivre les uns contre les autres.

Une journée sur le front 1915

Les soldats avaient repris leur crayon et s’étaient mis à rédiger lettres sur lettres. Une certaine recrudescence du courrier avait soudainement mis à contribution le service de la poste aux armées. Et des centaines de missives, toutes aussi précieuses les unes que les autres, furent religieusement écrites aux familles. Etait-ce de l’angoisse, de la détresse, ou bien tout simplement de la prémonition ? Il est vrai qu’à ce moment-là, l’espérance de vie dans les tranchées de premières lignes était très courte ; quelques minutes à peine, parfois moins… Aussi, après avoir échappé à la mort plusieurs fois, n’avions-nous pas le droit de penser au pire ? Nous ne pouvions pas jouer indéfiniment nos vies dans l’impunité totale, nous le savions tous. Et ce n’était pas du défaitisme !

A la requête du Général de Castelnau qui demande plus de temps pour sa préparation, l’offensive, prévue pour le 8, est reportée au 15, puis au 25 septembre 1915.

Général de Castelnau

1er septembre, 8 heures du matin

C’est précisément l’heure à laquelle l’officier de la compagnie fit une soudaine irruption dans notre cercle. Nous étions tellement affairés dans nos correspondances respectives, que le règlement militaire était subitement passé au second plan.

Un minenwerfer de 76 mm

Cette intrusion inopportune troubla un tantinet la communion de notre attroupement. Le capitaine Lamaury n’était pas réputé pour être un tendre.

Un crapouillot modèle 58

Sa voix cassante interrompit l’atmosphère religieuse qui venait de s’installer parmi nous, et fut ressentie comme une détonation. Tous sursautèrent ! Je venais d’être désigné de patrouille, et ça ne m’enchantait guère. Encore de stériles efforts pour rien, me disais-je. Nous savions tous à quoi nous en tenir ; cette maraude était synonyme de marche forcée dans des terrains défoncés, criblés de pièges et de sapes invisibles. Chargés comme des bourricots, avec notre barda sur le dos, il nous fallait éviter de nous faire repérer par l’ennemi qui se trouvait toujours là où on ne l’y attendait pas. Nos missions, dans le meilleur des cas, étaient réduites à de la surveillance, mais tout se compliquait lorsqu’il fallait faire des prisonniers. Là, nous savions que dans la plupart des cas, il manquerait du monde à l’appel sur le chemin du retour. Pour l’heure, nous avions des ordres stricts : rejoindre la sortie du village, investir la petite école et attendre de nouveaux ordres. Ainsi nous pourrions surveiller les mouvements de l’ennemi.

Tout autour de la zone, les routes encore praticables étaient devenues rares. Depuis le début de la guerre elles avaient été la cible des deux artilleries. Nous étions trop près du front, et les territoriaux n’avaient pas eu le temps de pratiquer des opérations de terrassement convenables.

Un crapouillot modèle 58

Les tracés initiaux avaient disparu. Il nous fallut donc, pour atteindre notre objectif, prendre des chemins de traverse qui eux-mêmes n’étaient pas en bon état. Plus nous avancions, plus le spectacle qui s’offrait à nos yeux était désolant. De forêt, il n’y en avait plus. Seuls quelques moignons d’arbres calcinés, quelques feuillus déchiquetés par la mitraille avaient résisté au milieu de la broussaille. Nous avancions au travers de cette étendue fantôme de piquets de bois, dont la plupart nous arrivaient à la taille. Si ce n’étaient les petits ravins et autres excavations de trous d’obus qui nous abritaient, on était pratiquement à découvert.  Quelques soldats du Génie croisèrent notre route, ce qui nous rassura. Ils avaient fait le chemin en sens inverse du nôtre et n’avaient pas rencontré de difficultés majeures.

Seconde bataille de Champagne

Il n’était pas question de jouer les héros. Nous avions ordre d’éviter le combat ; nos consignes devaient se borner à de la surveillance. J’emboîtai donc la marche du soldat qui me précédait, en avançant scrupuleusement dans ses pas ; il ne fallait pas tergiverser et risquer d’aller mettre le pied sur une mine enterrée ! Seul le sentier que nous arpentions était sécurisé.

Un court instant, mon regard se fixa sur la gourde du copain qui se trouvait devant moi. Elle avait quelque chose d’inhabituel, elle paraissait avoir une forme qui n’était pas conventionnelle ; en effet, elle semblait plus volumineuse que nos bidons réglementaires d’un litre.

Seconde bataille de Champagne 1915

Sa housse protectrice en drap bleu était distendue, et les coutures prêtes à sauter. Discrètement je lui posai la question.

« Ou as-tu déniché cette gourde ? lui demandai-je.

– C’est la même que la tienne, mais j’y ai apporté une petite touche personnelle ! me répondit-il en ricanant.

– Ah oui ? Mais quoi ? lui dis-je.

– Je me suis rendu compte que le fer blanc est très malléable à la chaleur et qu’on peut facilement le travailler parce qu’il devient élastique en se dilatant.

– Mais qu’as-tu fait ? lui demandai-je.

– Oh ! rien de bien exceptionnel ! j’ai tout simplement tiré une cartouche à blanc à l’intérieur ; et tu vois, le bidon s’est gonflé, et je peux t’assurer que la contenance aussi. Du coup, et bien, j’ai droit à une ration plus importante de pinard que la tienne !

Seconde bataille de Champagne 1915

– Ah ! et bien çà alors ! t’es un petit débrouillard, toi ! Et tu l’as découvert par toi-même ?

– Bien sûr que non ! je l’ai vu faire une fois, au centre d’instruction. Je n’y croyais pas vraiment, et puis un jour j’ai essayé ; et tu peux me croire, je ne le regrette pas du tout.  Regarde bien autour de toi et tu verras que ce procédé a fait des émules ! »

Tout en discutant, nous étions arrivés à destination. Le village, ou du moins ce qu’il en restait, se présentait là, sous nos yeux. Quelques soldats d’unités égarées déambulaient et rebroussaient chemin, sans prendre véritablement une direction précise ; ils semblaient tous perdus dans l’espace.

Mitrailleuse Saint-Étienne modèle 1907

Chacun paraissait avoir un objectif flou ; il n’y avait aucun doute, ces soldats semblaient se diriger n’importe où et n’importe comment, sans but ! C’était une compagnie de mitrailleurs, harnachés de leur Saint-Étienne ; ils transportaient leur lourd fardeau à la peine.

Les canons et les affûts de l’arme étaient charriés à bras-le-corps, et les caissons de munitions sur les épaules. Les mitrailleurs nous croisèrent sans mot dire, et nous gratifièrent d’un simple geste de la main. Il est aisé de penser qu’ils nous laissaient la place de bon cœur et sans regrets. Au loin, la canonnade continuait de tonner.

Le village était désert et son squelette faisait peine à voir. Pratiquement toutes les habitations avaient été touchées. Un grand nombre de maisons avaient leurs murs éventrés, les toits effondrés ; les rues étaient des ramassis de décombres de toutes sortes. Des meubles brûlés, des chiffons calcinés, des gravats et pierrailles répandus jonchaient la chaussée au grand jour. Des bâtisses, dont les pans de murs avaient explosé, dévoilaient d’une manière honteuse leurs entrailles.

Ces logis ainsi étripés laissaient entrevoir des papiers muraux noircis et grossièrement décollés des cloisons. Ils se répandaient aux quatre vents, comme autant de viscères qu’on aurait soudainement libérés de leur enveloppe protectrice.

Mitrailleurs utilisant la Saint-Étienne modèle 1907

Sur la petite placette de l’église (dont le clocher était encore miraculeusement debout), jaillissait, au milieu de blocs de pierre, une grande flaque d’eau, vestige de ce qui devait être la fontaine communale. Tout le patelin transpirait la désertion, la déroute, l’abandon.

Mitrailleurs utilisant la Saint-Étienne modèle 1907

Plus âme qui vive, plus de bétail, plus de sons, plus de cris d’enfants ; seules les explosions d’obus venaient nous sortir de cette morne solitude.  

Seconde bataille de Champagne 1915

Nous errions, interloqués, sans trop savoir où nous allions. Le calvaire du petit village picard prit fin dès la sortie du hameau, alors que nous laissions derrière nous toutes ces souffrances muettes.

Seconde bataille de Champagne 1915

 La voie semblait dégagée devant nous, et la route amorçait une légère pente. Au bout se dessinait la façade encore indemne de l’école ; le terminus de notre petite virée ! Éparpillées, et d’une manière désordonnée, des tombes avaient été creusées çà et là, sur les bas-côtés de ce qui devait être autrefois, avant le conflit, des pâturages.

Seconde bataille de Champagne 1915

 Les tertres ainsi formés se repéraient par leur forme allongée et rectangulaire. Tous étaient surmontés d’une croix où se trouvaient, sur un des quillons, un nom et un matricule inscrits sut une petite pancarte. Bien souvent, le casque ou un objet ayant appartenu au soldat défunt y avait été déposé comme relique ; pour se souvenir… On pouvait en compter des dizaines ; elles étaient les témoins silencieux des terribles affrontements qui s’étaient déroulés ici. Elles représentaient, désormais, la dernière touche de ce tableau apocalyptique de la représentation de l’horreur.

11 heures 30 du matin

La patrouille était composée de cinq hommes : le lieutenant Desrouelle, et quatre soldats issus du rang : Jean Longueville (le petit futé à la gourde), Raoul Pierre, Hyppolite Dufourier et moi. C’est à pas de loup que fîmes notre approche vers les abords de l’école. Et avec toute la vigilance du furet, nous investîmes les locaux les uns après les autres. La bâtisse, au demeurant, se dressait encore fièrement debout ; les dépendances avaient été détruites, mais pas elle.

Casque Adrian d’artilleur

En digne représentante de la République, elle témoignait aux yeux de tous son intention de résister, envers et contre tout, à la fureur du boche. Finalement, nous dûmes nous rendre à l’évidence : les lieux étaient déserts. Nous n’étions pas très éloignés de la ligne de front ; d’ailleurs, quelques pétarades isolées se faisaient entendre par intermittence ; mais rien de bien inquiétant. Si se n’était la présence d’une odeur résiduelle de charogne qui nous empestait les narines, on pouvait dire qu’il n’y avait rien à signaler. La petite école était composée de quatre classes et d’un préau ; rien d’exceptionnel, elle était à l’image de toutes les bâtisses scolaires de France. Les quatre pièces avaient été dévastées, pillées, même les tableaux noirs avaient été emportés, probablement destinés à devenir des tables de fortune. Toutes les fenêtres étaient orphelines de leurs vitres, mêmes leurs défenses avaient été arrachées. Nous installâmes notre poste de surveillance au premier étage.

Pickelhaube

La vue y était dégagée, et l’on ne pouvait nous surprendre en raison du glacis formé par les champs avoisinants. De notre emplacement, nous pouvions deviner, au loin, les positions retranchées de premières lignes ennemies. A deux cents mètres sur notre gauche, il y avait une petite maisonnette miraculeusement encore debout. Le lieutenant Desrouelle décréta qu’elle devait être un observatoire avancé de premier plan, et ordonna à Longueville et à moi-même de nous y rendre en éclaireurs et d’y attendre d’autres instructions. Juste le temps de reprendre notre attirail, nous obtempérâmes. Notre petite virée ne s’avéra pas sans embûches : le terrain était défoncé, et un grand nombre de cratères nous obligèrent à bifurquer à plusieurs reprises du trajet initial choisi par notre chef.

Casque Adrian

Les stigmates de la bataille étaient, là, toujours bien présents : des cadavres de soldats issus des combats antérieurs se révélaient sous nos yeux ; et croyez-moi, ce n’était pas un beau spectacle. De toute évidence, même si les corps en putréfaction étaient noircis et méconnaissables, les lambeaux d’uniformes subsistants ne laissaient planer aucun doute ; c’était bien un secteur tenu par l’ennemi. La terre vomissait leurs corps à satiété. Elle laissait entrevoir des visages à moitié ensevelis, des membres disloqués, émergeant de la glaise, et recouverts de vermine. Je fis un écart pour ne pas marcher sur deux jambes amputées de leurs pieds ; les bottes gisaient un mètre plus loin, probablement encore garnies de leurs chairs. Il était interdit de les récupérer ; tout soldat fait prisonnier par l’ennemi détenteur de ce genre de chaussures était systématiquement abattu, sans autre forme de procès. Pour les boches, il était évident qu’un des leurs avait été tué avant d’être spolié de cet équipement de marche tant convoité par nos soldats. Il est vrai que nos godillots, surmontés de bandes molletières qu’il nous fallait envelopper autour des mollets jusqu’aux genoux, n’étaient pas pratiques à ajuster ; sans compter le temps passé à installer tout l’ensemble.

Beaucoup prétendent que les bottes allemandes sont d’un emploi plus aisé, plus facile à mettre, plus confortable. Les nouvelles données de combats de la Grande Guerre confèrent au soldat une toute autre vision des méthodes utilisées jusqu’alors. Celles-ci ont évolué d’une manière inattendue. Elles contraignent les fantassins à être plus souvent couchés et à ramper sur le sol que debout. Les bottes se remplissent de terre, ce qui rend pénible toute progression, alors que les bandelettes, au contraire, forment un rempart contre toute infiltration. Mais toute médaille a son revers : bon nombre de soldats affirment que les bandes molletières sont génératrices des œdèmes de tranchée ou de pieds de tranchées. En effet ces bandes serrées, lorsqu’elles sont humides, peuvent gêner la circulation du sang. On peut penser que les Américains, avec leurs guêtres, ont paré à cette nuisance, même si elles sont toutes aussi compliquées à placer avec lacets et boutons.

Dieu saurait-il nous pardonner un jour de tant de cruauté ? La violence qui s’était déchaînée ici, et dont nous étions les principaux acteurs, avait atteint des sommets qu’aucun de nous aurait pu imaginer ; même le pire des va-t’en guerre.

Soldats français dans une tranchée

L’être humain, dans ce qui lui restait d’humanité, avait entrepris de construire une machine diabolique. Nul ne savait maintenant quand et comment l’arrêter.  Que le tout-puissant nous pardonne et nous préserve de tant de barbarie !

Sur la pointe des pieds et silencieux, nous approchâmes du perron de la maisonnette. L’endroit était désert ; une fois de plus, la chance serait-elle de notre côté ? Je n’osais le penser trop fort. Jusqu’à présent tout s’était bien passé, aucun problème n’avait été à signaler. C’est à se demander comment ces quatre murs avaient fait

Seconde bataille de Champagne

pour rester debout. Tout autour, le terrain avait été remué et chaviré par les obus, et au fond d’un des nombreux cratères subsistaient les vestiges d’un puits. Nous entrâmes furtivement dans la pièce du bas. C’était la salle principale de la petite bâtisse, probablement le réfectoire. Tout était sens dessus dessous, et les rares meubles de valeur avaient été emportés. Dans la petite chambrette attenante, le matelas avait été éventré et répandait sa laine calcinée sur le sol ; un peu comme le ferait le boucher lorsqu’il étripe un cochon. A l’étage se dressait une mansarde austère avec, en fond, un appentis servant probablement de garde-manger ; en témoignaient les nombreux bocaux cassés et vides qui jonchaient le plancher. Dans la dépendance avoisinante aux murs orbes qui jouxtait l’habitation principale, quelques outils agricoles étaient répandus çà et là, à l’abandon. L’endroit était si sombre que nous eûmes toutes les peines du monde à fixer l’obscurité pour y déceler âme

Seconde bataille de Champagne

qui vive. Notre présence, aussi inopportune qu’elle pût être, aurait pu surprendre un maraudeur ou un déserteur ; pourquoi pas, tout était possible ! L’intégralité du boisage avait été arrachée et emportée. Le bois, ce matériau précieux, servait à tout ; nul doute que les madriers et autres linteaux, volés ici même, devaient au moment où je vous parle renforcer les étais d’une tranchée boche. Jean avançait à pas feutrés ; il ne parlait pas, ni ne murmurait une syllabe ; seulement quelques hochements de tête significatifs signalaient ses intentions. De toute manière, nul n’était besoin de faire des discours, on se comprenait. Nous dûmes nous rendre à l’évidence : nous étions seuls. Les volets de la grande pièce avaient disparu, et toutes les vitres avaient été brisées. Chaque pas sur les morceaux de verre répandus sur le sol produisait un crépitement insolite, identique aux craquements d’un feu de cheminée qui projette ses escarbilles à la volée.

Nous prîmes position et l’attente débuta. Jean commençait à s’impatienter ; je le sentais nerveux ; comment ne pas l’être ? Nous étions deux, isolés de notre base, et sans soutien !

« Que faisons-nous en cas d’urgence ? me demanda Jean.

– Je n’en sais rien, lui répondis-je.

– Il est fort notre officier ! attendre, mais attendre quoi ? Pas besoin de sortir de Polytechnique pour se rendre compte que le coin est désolé !

– Il doit certainement avoir des ordres précis, et savoir ce qu’il fait ! sinon, à quoi bon risquer sa peau ici à ne rien faire ?

– Il a dit qu’on aurait rapidement de nouvelles instructions. »

Groupe de Poilus du 116e Régiment d’Infanterie

Les minutes s’égrenaient d’une manière diabolique. Nous aurait-on oubliés ? La peur commença à nous gagner ! Frileusement, du bout des doigts, je sortis de ma vareuse ma montre gousset. C’était celle de mon père ; il me l’avait donnée juste avant mon incorporation.

Groupe de Poilus Musiciens du 143° Régiment d’Infanterie.

S’il savait ! Pour me réconforter, je déboîtai le couvercle de la petite cache qui se trouvait à l’arrière, laissant apparaître la photo de Thérèse, ma bien-aimée. Ces quelques secondes de réconfort me réchauffèrent le cœur, ravivèrent mon corps et mon esprit ; il était bon de se rappeler, à tout moment, les raisons de notre combat. Chaque soldat se bat pour sa famille, et pour moi, c’était Thérèse qui emplissait toutes mes pensées. Durant ce court instant je repris confiance ; la peur s’était dissipée.

Notre mission d’observation se prolongeait désespérément. Si bien que, n’en pouvant plus d’impatience, nous prîmes la décision de rebrousser chemin pour recevoir de nouveaux ordres. Notre parcours pour le retour fut des plus rapides. Une fois arrivés, notre officier, sur un ton rageur, nous renvoya vers notre point de départ avec ordre de ne plus bouger. Bon gré, mal gré, tout en maugréant, nous retournâmes reprendre notre surveillance. Et là ! grosse surprise ! à l’approche de la maisonnette, nous nous aperçûmes qu’il n’y avait plus rien qu’un tas de ruines fumantes.

Groupe de soldats du 101e Régiment d’Infanterie de Ligne.

Elle avait été rasée par un obus. Ne sachant plus quoi faire, nous nous installâmes au beau milieu des décombres pour la durée de notre faction. « Un obus ne tombe jamais au même endroit deux fois, parait-il ». Notre petite incursion nous avait sauvé la vie.

Groupe de soldats du Régiment 156e d’Infanterie

Avec le recul nécessaire, je m’inquiétais pour notre avenir ; n’avions-nous pas abandonné notre poste, et désobéi aux ordres ? Je m’en remis à Jean, qui aussitôt me répondit :

« J’y ai pensé aussi, mais je ne voulais pas en rajouter, nous étions déjà bien assez soucieux comme ça. De toute manière on ne peut pas nous accuser de défaitisme, ni de lâcheté face à l’ennemi, ce n’est pas un assaut ! nous sommes seulement venus prendre d’autres ordres, croyant qu’on nous avait oubliés !

– Ah bon, tu crois ? Desrouelle ne nous a rien dit, et pourtant il était en colère !

– En plus il n’y avait pas de témoins. Donc s’il le désire, il peut se taire ; et je crois que c’est ce qu’il fera.

– J’ai entendu dire que lors d’assauts, au moment même de franchir le parapet, beaucoup de soldats se débinaient ; ils tremblaient de peur et refusaient de partir à l’attaque. Qui n’a pas connu ça ?

174ème RI

Groupe de GVC 99e RI I Groupe F21 Territoriaux

L’officier avait pour ordre formel de leur tirer dessus, et un grand nombre l’a fait ! Je sais aussi que les officiers concernés, peut-être pas tous, mais certains, avaient noté sur leur journal de marche et d’opération, que le réfractaire était mort au combat ! Ce qui permettait à la veuve de toucher la pension attribuée aux soldats qui étaient « morts pour la France ». C’était pour eux une manière de se racheter de leur geste. Reste à savoir si tous obéissent aveuglément aux ordres. Je pense qu’il doit y avoir des situations qui n’admettent pas de compromis ; pour ceux-là le choix est vite fait. De la même manière, certaines situations peuvent bénéficier de circonstances atténuantes, alors le verdict est à l’appréciation du chef ; et c’est notre cas !

– J’apprécie ton optimisme, soldat ! puisse Dieu te donner raison. »

26e Régiment d’Infanterie – Classe 1916 à participé entre autres à la seconde bataille de Champagne du 25 septembre-6 octobre 1915

Équipement du fantassin allemand de 1914-1915.

Uniforme du fantassin allemand en 1914

– Un casque à pointe en cuir bouilli, le « Pickelhaube ». En campagne, il est recouvert d’une housse protectrice en toile pouvant porter, ou non, le numéro du régiment.

– Un fusil Mauzer Gewehr, modèle 1898.

Mauser Gewehr 98

– Une baïonnette, modèle 1898.  

– Un pantalon en drap, orné d’un passepoil rouge.  

Uniforme du fantassin allemand de 1914

– Une tunique (ou vareuse), en drap vert-de-gris à col rabattu, fermée par 8 boutons portant la couronne royale au milieu.

– Une paire de bottes en cuir brut, modèle 1866.

– Un havresac en toile, contenant des vivres, le nécessaire de toilette, le linge de rechange. La gamelle est fixée sur le rabat. La capote et la toile de tente sont attachées en fer à cheval.

– Un ensemble de cartouchières en cuir fauve, modèle 1919. Elles peuvent contenir 60 cartouches.

– Un bidon de 80 cl, modèle 1910.

– Une plaque d’identité.

– Des grenades, modèles 1914.

14 heures

Soudain, un bruit inaccoutumé attira notre attention. Et d’un commun élan nous nous précipitâmes vers la porte ; en aucun cas il ne fallait se faire surprendre. C’était Raoul Pierre qui venait à notre rencontre.

Officier français posant pour la photo devant sa guitoune

« Ben mes amis, je comprends maintenant pourquoi vous teniez tant à revenir avec nous ! dit-il en constatant les destructions occasionnées par la bombe sur la bâtisse.

– On attend depuis des heures dans cet enfer, l’endroit n’est pas rassurant ! répondit Jean.

– Je ne comprends pas, où sont les boches ? Je n’en vois aucun, sinon le tas de pauvres carcasses que j’ai croisées sur mon chemin.

– Alors il faut croire que c’était un tir égaré, un artilleur qui a dû boire un coup de trop ! répondit Jean avec malice.

– Bon, j’ai ordre de vous ramener avec moi ; le lieutenant estime qu’on n’a plus rien à faire ici, et que notre mission est terminée. Desrouelle attend votre rapport.»

Tranchée de première ligne en Champagne, 1915.

Nous ne nous fîmes pas prier pour lui emboîter le pas ; et silence total sur notre petite virée. Pierre n’était pas présent au moment des faits, il était donc inutile d’en parler. Il n’était pas question de soulever des problèmes qui, suivant leur interprétation, ne nous attireraient que des déboires. Nous revînmes donc à notre point de départ pour faire notre rapport au lieutenant, qui s’impatientait en compagnie de Dufourier.

Tranchée de première ligne en Champagne, 1915.

Équipement du fantassin français de 1914.

Uniforme du fantassin français en 1914

– Un képi, modèle 1884, plus une cervelière.

Képi et cervelière du fantassin français de 1914

– Une capote, modèle 1877, en drap de laine « gris de fer bleuté », le n° du régiment inscrit sur le col.

Soldat français 1914

– Une cravate, rectangle, de coton « bleu marin. »

– Un pantalon, dit « garance », modèle 1867, un caleçon, et une chemise.

– Une paire de jambières, adoptée en 1912.

– Une paire de brodequins cloutés, modèle 1912.

– Un fusil, dit Lebel, modèle 1886, modifié 1893.

Lebel modèle 1886

– Une épée baïonnette, modèle 1886, dit Rosalie.

– Une cartouchière, modèle 1888.

– Un havresac en toile cirée, surnommé Azor ou As de carreau par le poilu.

– Une musette en toile de lin.

– Un bidon de 1 litre recouvert de drap.

– Un quart en fer de 25 cl.

Auberive-sur-Suippes, 1er septembre 1915. 16 heures

Dès notre arrivée, nous eûmes une surprise drôle et agréable. Quel ne fut pas notre étonnement lorsque nous vîmes pour la première fois un casque. C’était, d’après les copains, le casque « Adrian ».  On le disait spécialement conçu pour les combats de tranchées. Nous allions pouvoir, enfin, nous débarrasser de cette maudite « cervelière » encombrante, instable et qui n’apportait aucune protection sous le képi.

Dès les premiers combats, Français et Allemands ont à déplorer des pertes énormes, dues essentiellement à des blessures à la tête qui auraient pu être évitées avec le port d’un casque. Ni le Pickelhaube en cuir bouilli allemand, ni les cervelières sous képi françaises, n’apportent une véritable assistance au fantassin qui est soumis, lors des assauts, à un véritable déluge d’acier.

C’est le sous-intendant Adrian, qui, dès 1914, aura l’idée de fabriquer un casque auquel il donnera son nom. Il devient urgent de s’adapter à cette guerre moderne et de matériel, et cette carapace d’acier s’avère indispensable à la protection des soldats. Il est distribué en grande quantité dès l’été 1915. Il pèse 750 grammes, et il est plus léger que le Stahlhelm allemand et le Brodie des Britanniques. Il n’est pas invulnérable : les tirs directs restent mortels. Cependant, il protège efficacement des petits éclats et des retombées dues aux explosions qui ont fait tant de dégâts auparavant. Sa couleur d’origine est bleu brillant. Pour l’ennemi, c’est un repérage facile : les reflets du soleil en font des cibles parfaites.

Les soldats, dans un premier temps, les recouvrent avec de la boue, jusqu’à ce qu’on leur distribue un couvre casque en drap bleu. Plus tard, ils seront peints d’une couleur mat, ce qui évitera les réverbérations.

Uniforme français en 1915

De nouveaux ordres étaient arrivés, certes confidentiels ; tout laissait penser, parce que tout le monde en avait entendu parler, que nous allions lever le camp sous peu. Les préparatifs allaient bon train. Durant notre courte absence, une certaine insouciance s’était installée dans le camp ; nul ne savait, bien entendu, que nous venions de risquer notre peau.

Fantassin allemand 1914

En ces époques perturbées, c’était une chose courante, et il n’y avait rien d’anormal ! La préoccupation du jour était la manière d’ajuster son nouveau casque. Tous se regardaient dans leur petit miroir de poche, ou sur un simple éclat de verre réfléchissant ; et tous se trouvaient beaux et élégants ! Certains prétendaient que cet apparat finissait parfaitement l’ensemble avec le nouvel uniforme bleu horizon. Devait-on pour autant se réjouir d’aller affronter la mort parce qu’on se trouvait élégant ?

Par la suite, nous allions rapidement nous lasser de cette uniformité. Mais cette fois-ci, nous entrions enfin, pour de vrai, dans la guerre moderne. Nos chefs avaient compris que ce conflit n’était pas comme les autres. Que les batailles rangées en habits de parade étaient révolues. Il était devenu vital de se fondre dans l’anonymat, de passer inaperçu, d’être invisible ; enfin presque…Dorénavant, ce serait plus difficile pour l’ennemi de nous repérer, et nos carcasses ne feraient plus des cibles parfaites comme elles l’avaient été jusqu’à présent. Nous avions l’impression d’avoir franchi un palier et de nous battre avec les mêmes armes que les autres.

Ce soir-là, les cinq soldats se retrouvèrent autour d’un feu de camp. Le courrier avait été distribué, les colis ouverts et partagés. L’on allait boire un coup et trinquer à la santé des êtres chers, en clamant haut et fort : « encore un que les boches n’auront pas ! »

Seconde bataille de Champagne

Ils ne savaient pas que dès le lendemain, le 2 septembre, une nouvelle épreuve allait commencer pour eux. Les ordres étaient arrivés, la seconde offensive de Champagne allait commencer. Le front avait été réduit vers la région nord de Saint-Hilaire-le-Grand, et ils allaient être transférés pour y prendre position.  Les hommes du 44ème furent engagés dans cette terrible bataille de l’Argonne, dès le 25 septembre, en direction de Saint-Souplet et de Sainte-Marie-a-Py. Après des assauts meurtriers, ils devaient s’emparer de la première ligne allemande.

Le capitaine Lamaury sera enseveli vivant dans la tranchée, alors qu’il venait de porter son sifflet aux lèvres pour déclencher l’attaque. Une marmite lancée par un minenwerfer aura raison de son bel allant.

Le lieutenant Desrouelle sera tué d’une rafale de mitrailleuse en pleine poitrine, alors qu’il menait l’assaut devant ses hommes.

Raoul Pierre et Hyppolite Dufourier seront faits prisonniers le 1er mars 1916 à Béthincourt, pendant la bataille de Verdun. Seul Pierre, en 1919, rentrera chez lui, éprouvé et amaigri. Quant à Dufourier, il sera moins chanceux et succombera, en captivité, de la grippe espagnole.

Le 8 avril 1916, pendant la bataille de Verdun, le village de Béthincourt sera perdu par les troupes françaises, puis repris le 26 septembre 1918. Il disparaitra entièrement sous les bombardements des deux artilleries belligérantes et sera rayé de la carte.

Jean Longueville sera blessé lors de la bataille de la Somme, le 4 septembre 1916, lors de la prise du village de Cléry-Sur-Somme. Atteint par un éclat d’obus dans l’épaule droite et un autre à la tête, il survivra grâce à la protection de son casque Adrian. Il décèdera dans son lit à l’âge de 84 ans.

Aristide Delpérat sera blessé également à la tête lors de la prise de Bouchavesnes, pendant la bataille de la Somme, le 12 septembre 1916. Soigné dans une ambulance près du front, sous le bombardement de l’artillerie allemande, il sera transféré par chemin de fer le 25 septembre vers une antenne médicale, dans la région de Châlons-sur-Marne. Il décèdera d’un accident de la route en 1947.

Pendant le conflit, le 44ème RI sera nommé l’As de pique (division des As).

C’est lors de cette bataille que Blaise Cendrars, alors légionnaire au 2ème régiment de marche, sera gravement blessé. Il y perdra un bras. Cet événement notable, pour le moins douloureux, sera, 30 ans plus tard, à l’origine du titre de son livre sur ses récits de guerre : « La Main coupée ».    

Publié précédemment : « Du sang sur les bleuets » Éditions Volume.

Avec tous mes remerciements au service des archives de la ville d’Aix en Provence.

« Une journée sur le front », nouvelle extraite de mon livre « Des Poppies et des larmes ».

Poppy

Ce livre est une fiction, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait qu’une pure coïncidence. Seuls les événements historiques sont authentiques.

Lire dans la même collection :

Un taxi pour Gagny 

Malgré moi

Une source en enfer

A Journey to Gallipoli – L’embarqument

A Journey to Gallipoli – Terminus, Gaba Tepe

Nuages flamands

« Le Zeppelins : a Stairway to hell ! »

La plume blanche

Les taupes de Cardiff

On garde le moral

Sources :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Champagne_(1915)

Photos publiques Facebook

Mes photos

La Grande Guerre, Éditions ALP/Marshall Cavendish, 1997/1998

14-18 Le magazine de la Grande Guerre, N°1 à 34 de 2001 à 2006

C’était la guerre des Tranchées, Tardi, Éditions Casterman

Le Chemin des Dames, Pierre Miquel, Éditions Perrin 1997

Mourir à Verdun, Pierre Miquel, Éditions Tallandier 1995

Les mutineries de 1917, documentaire TV de Pierre Miquel

Paroles de Poilus, Éditions Tallandier 1998

La première guerre mondiale, Suzanne Everett, 1983

Frères de tranchées, Marc Ferro, Éditions Perrin 2005

Tous mes remerciements au services des archives de la ville d’Aix en Provence.

 

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  1. 29 janvier 2023

    […] Une journée sur le front […]

  2. 29 janvier 2023

    […] Une journée sur le front […]

  3. 29 janvier 2023

    […] Une journée sur le front […]

  4. 22 février 2023

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