« A journey to Gallipoli » – L’embarquement

« A JOURNEY TO GALLIPOLI »

Une nouvelle de mon livre, « des poppies et des larmes » 

1ère partie : l’embarquement

 

BATAILLE DES DARDANELLES

Du 19 février 1915 au 9 janvier 1916.

Charge des troupes ANZAC

« GALLIPOLI », LE GUÊPIER OTTOMAN !

Lire : La Carrière Wellington

Au début de l’année 1915, les belligérants sont bloqués, face à face, dans une guerre de position que personne n’avait envisagée. Alors que les soldats des deux camps s’enferment dans les tranchées sur le front occidental, les Alliés mettent au point une nouvelle stratégie qui devrait affaiblir, voire contrer l’Allemagne, en s’attaquant à l’Est à son nouvel allié, l’Empire Ottoman (la Sublime Porte). Celui-ci est entré en guerre aux côtés des Empires Centraux début novembre 1914, et s’est, du même coup, précipité dans le conflit. 

10 août 1914

Une escadre navale allemande, composée du croiseur de bataille Goeben et du croiseur léger Breslau, franchit, avec l’autorisation de la Porte, le détroit des Dardanelles, et pénètre en mer de Marmara. Début novembre, cette flotte bombarde quatre ports russes à un moment où la Turquie est encore neutre. Cet évènement est ressenti par les Alliés comme une véritable agression, et entraîne la Russie à déclarer la guerre aux Ottomans.    

En représailles, le 19 novembre, une escadre alliée bombarde les forts turcs à l’entrée des détroits.

Drapeau Néo-Zélandais

 

Noël 1914

C’est l’impasse sur le front Occidental et dans les Flandres. Les soldats des deux camps, immobilisés et piégés dans la boue, se résignent à une guerre plus longue que prévue. A l’Est, en Prusse orientale, dès août 1914, l’armée russe est battue par les Allemands à Tannenberg, puis en septembre aux lacs de Mazurie. Avec l’entrée en guerre de la Turquie (dans le concert européen des nations belligérantes aux côtés de la Triple Alliance), les Russes doivent, dans l’urgence, faire face à leur nouvel ennemi, dont les troupes se sont déployées dans le Caucase. La Russie demande de l’aide à ses alliés.    

Détroit des Dardanelles

Le plan prévoit, afin de déstabiliser les puissances centrales, de forcer le détroit des Dardanelles, pénétrer dans la mer de Marmara, et menacer directement Constantinople. Français et Britanniques doivent alors mettre sur pied, conjointement, une force expéditionnaire, et élaborer un moyen de s’entendre sur ce nouveau théâtre d’opérations.

Drapeau turc

Après une conduite jugée peu glorieuse par ses pairs en août 1914, le général d’Amade est retiré du front. Il tombe en disgrâce. Le général Joffre le fait relever de son commandement pour le remplacer par le général Joseph Brugère, et le nomme Gouverneur militaire de Marseille.

Le général Albert d’Amade

Le drapeau de l’Australie

Soldat français : Ferdinand Lambert – CEO (Corps Expéditionnaire d’Orient) 175ème RI

Port de Marseille, avril 1915.

Voilà des heures que nous attendions sur les quais, serrés en rang d’oignons, arme à la bretelle, l’arrivée de notre commandant, le général d’Amade. Les matelots du Théodore Mante, le bateau qui devait nous transporter Dieu sait où, nous contemplaient avec une certaine curiosité. Certains esquissaient des petits sourires moqueurs, d’autres s’aventuraient à nous faire quelques gestes de la main, en signe d’amitié. Beaucoup demeuraient impassibles, interrogateurs, n’ayant, de toute évidence, aucune information plausible sur notre destination. D’ailleurs, ce rafiot à l’allure douteuse donnait des aspects invraisemblables de vétusté. Sa décrépitude était pathétique, et les traces de rouille qu’il laissait apparaître n’avaient rien de rassurant.

Embarquement à Marseille pour les Dardanelles de l’Armée d’Orient 1915

Sous nos yeux observateurs, les grues hydrauliques travaillaient d’arrache-pied. Les canons étaient entreposés à fond de cale ; en tout, deux batteries. Puis certains chevaux étaient hissés à bord, les pattes dans le vide, enchâssées dans les mailles des filets. Ces pauvres bêtes se demandaient à quelle sauce elles allaient être mangées. Les autres canassons gagnaient une autre zone de parcage, également dans la soute, à l’aide d’une passerelle glissante en bois qui reliait le flan du navire au quai. Puis vint le tour du matériel et des vivres. Toutes sortes d’objets étaient transportés ainsi, de la terre ferme aux cales insalubres du cargo ! Quelques pièces d’artillerie avaient été laissées sur le pont, en prévision d’une éventuelle attaque de sous-marins. Pour les mettre à l’abri des regards, elles avaient été couvertes avec de larges bâches imperméabilisées et ficelées solidement, comme savent le faire les marins.

Étaient également prêts à l’appareillage les navires de transports de troupes Gaule, Loire, Charles Roux, et Orénoque, et peut être d’autres encore qui échappaient à mon observation.

C’était sûr ; il se préparait quelque chose d’important !

Quelques vagues indiscrétions nous avaient laissé entendre qu’une fois de plus « ça bardait dans les Balkans. » Mais rien de bien précis !

C’était le grand flou, et je n’aimais pas ça…

Nous cherchions tous une réponse à nos questions. Que faisions-nous là à poireauter indéfiniment ? Où allions-nous ? pour faire quoi ? Alors que nous savions tous que la guerre se déroulait là-haut, dans le Nord, à la frontière avec la Belgique ! Nous avions l’impression d’assister à un événement majeur. C’est comme si nous étions situés à l’arrière d’une maison, et que l’action principale se tenait devant, de l’autre côté de la bâtisse, sans nous !

Le 19 février 1915 débute l’opération navale des Alliés, avec le bombardement des forts turcs à l’entrée du détroit des Dardanelles.    

Le 18 mars 1915, de grosses unités de l’armada franco-britannique sont coulées par un champ de mines immergées. Les cuirassés « Océan » et « Irrésistible » de la marine anglaise et le cuirassé français « Le Bouvet » disparaissent dans les eaux profondes turques. Cet évènement restera dans les mémoires comme « La tragique folie du 18 mars. »    

A la fin janvier 1915, les forces navales franco-anglaises se définissent en deux escadres distinctes :

– pour la Royal Navy, réunie en mer Égée sous les ordres de l’amiral Carden, puis du vice-amiral Robeck : 12 cuirassés anciens du style pré-deadnought, 4 croiseurs, 16 destroyers, 6 sous-marins, le transport d’avions Ark Royal, et 21 dragueurs de mines (essentiellement des chalutiers réquisitionnés en mer du Nord).  

– pour la marine française, l’escadre est placée sous les ordres de l’amiral Guépratte, lui-même soumis à l’autorité de l’amiral anglais Carden : 4 cuirassés anciens du style pré-deadnought, 1 croiseur, 6 torpilleurs, et 4 sous-marins.  

Paul Émile Amable Guépratte

Notre régiment venait d’être mis sur pied. Il avait été composé d’éléments qui, comme moi, arrivaient de différents horizons. Nous avions été parmi les premiers à recevoir notre nouvel uniforme bleu ; en quelque sorte, nous étions des nouveaux arrivants. Des bleuets quoi !

Dire que nous étions élégants, c’est un pas que je n’oserais franchir ; cependant nous avions fière allure. Chaque compagnie arborait ses nouvelles couleurs ; sous-officiers et officiers, détachés en tête de formation, scrutaient attentivement la venue de celui qui, décidément, se faisait impatiemment languir, un peu comme une jeune femme qui s’apprête pour se rendre à son premier bal.

Enfin nous vîmes arriver notre général ! Les véhicules officiels s’arrêtèrent, alignés, bien en amont de la plate-forme d’embarquement. Il descendit sans empressement, avec des gestes calculés, n’oubliant jamais de répondre aux saluts réglementaires qui lui étaient imposés par ses subalternes.

Soudain une voix criarde, plus aiguë que les autres, se détacha de la clameur.

« Compagnie… garde à vous ! »  Et notre bel ensemble s’aligna presque instantanément, dans un claquement sec.

« Présentez… arme ! » 

Et le froissement des bretelles de cuir sur nos épaules s’accompagna du cliquetis métallique de nos fusils ainsi tendus.

Notre commandant défila sous nos yeux en observant la scène que nous lui exposions, sans particularité précise, d’un regard neutre et fuyant.

Je sus plus tard que le commandement de l’opération qui se préparait serait transféré sur le navire La Provence. Nous ne naviguerions donc pas sur le même bateau !

« Compagnie… repos ! arme à la bretelle… embarquement ! » 

Nous avions été parqués dans l’entrepont. La grande salle était nauséabonde et dégageait des odeurs mélangées de graisse et de cambouis. Tous les hommes de la compagnie avaient été regroupés là, pêle-mêle, avec leurs fourniments et paquetages. Un ronronnement continu, provenant de la soute aux machines, venait compléter l’ambiance cacophonique du moment. Chacun y trouva sa place, bon gré mal gré. Et le silence se fit instantanément lorsque le sous-officier de permanence s’annonça pour l’appel.

Marseille, 11 avril 1915, 23 heures 30 : appareillage du Théodore Mante.

Nous étions tous agglutinés sur le bâbord du navire pour faire nos adieux symboliques aux quelques badauds qui se trouvaient là, à errer sur les quais devenus soudainement déserts et muets. Ni êtres chers, ni familles, ni amis pour nous dire au revoir, et pourtant nous brandissions les bras au-dessus de nos têtes, sans exclamations intempestives, ce qui aurait été malvenu au vu des circonstances. On espérait bien tous, au fond de nous-mêmes, un retour au pays, un jour, sains et saufs bien entendu !

Le remorqueur se démenait comme un beau diable pour extraire cet amas de ferrailles rouillées de son antre. Bientôt, le vieux rafiot se mit à gronder d’une manière plus sourde, le régime des moteurs monta en puissance, et « comme un grand », il voulut continuer sa route tout seul. Ce qu’il fit, une fois les amarres rompues avec le petit caboteur qui nous halait.

L’obscurité commençait à poindre avec le crépuscule, alors que nous franchissions la rade du port de Marseille. Sur notre gauche défilait, sous nos yeux, sa majesté le Pont transbordeur, de toute sa prestance métallique. 

Le Pont transbordeur fut inauguré en 1905. C’était un ouvrage de franchissement du Vieux Port de Marseille construit par l’architecte Ferdinand Arnodin. Un système de nacelle suspendue par des câbles permettait de traverser « la passe » du port, du fort Saint Jean au fort Saint Nicolas.

Pont Transbordeur

Nous ignorions à ce moment-là que ce beau monument serait détruit par les Allemands en 1944.

Petit à petit les lumières de Marseille disparaissaient ; adieu la France !

Lire :

Mistral brûlant sur la Bonne Mère.

Marseille sous les bombes de l’Oncle Sam.

Alors que nous croisions le phare du Planier, une voix assez puissance déclina mon nom !

« Ferdinand Lambert ! » cria la voix.

D’un seul coup, je fus la curiosité du moment ; tous les copains me regardèrent avec un mélange de stupeur et d’étonnement.

« Qu’y a-t-il Ferdy, que se passe-t-il ? 

– Je n’en sais rien ! »  leur répondis-je.

Un petit caporal à l’allure juvénile vint vers moi, et m’ordonna de le suivre. Ce que je fis promptement !

Je fus conduit à l’extérieur de l’entrepont, où m’attendait un membre de l’équipage. L’individu, qui demeurait stoïque en notre présence, était un homme d’une quarantaine d’années, revêtu d’un blazer noir paré de plusieurs décorations, surmonté d’épaulettes aux galons tressés de fils d’argent. C’était le maître d’équipage ; d’aucuns pour plaisanter, l’appelaient Bosco.

« C’est toi Ferdinand Lambert ? me dit-il avec un fort accent corse. 

– Oui, lui répondis-je.

– Suis-moi ! » me rétorqua-t-il.

Puis en s’adressant au petit caporal, il dit : « Je vous le ramènerai plus tard ! »

Docilement, la tête pleine de questions, je lui emboîtai le pas frénétiquement dans le dédale des coursives du navire. Les couloirs étaient si étroits qu’il était presque impossible de se croiser sans se plaquer contre les parois. Au bout d’un périple qui me parut interminable, nous débouchâmes dans une pièce sans issues qui me sembla être un réfectoire.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je vis la tête de mon cousin Joseph sortir par une niche qui servait de passe-plat avec les cuisines.

« Ferdy, me dit-il, je savais que tu devais embarquer aujourd’hui, j’ai été prévenu par tes parents, alors je me suis dit que je pourrais t’aider ! » Et bien ça alors, pour une surprise c’en était une !

« Ce soir, tu manges avec nous, (il voulait dire avec l’équipage) puis nous trouverons où te faire dormir convenablement ; ce sera toujours mieux que sur le pont. »

Joseph, dit « Jojo le postal », était en fait le neveu de mon père, le fils de son frère. Il était cuisinier et faisait régulièrement la traversée avec l’Afrique du Nord. C’est ainsi que j’appris inconsciemment notre destination : Bizerte, en Tunisie.

Je n’étais pas mécontent de cette situation imprévue. Tous les marins furent gentils avec moi, le cousin, et je ne fus pas non plus fâché de dormir dans une couchette, spartiate certes, mais seul ! L’unique inconvénient fut le roulis du bateau qui, avec la houle, devenait incommodant et me provoquait des nausées. Au travers du hublot de mon petit refuge (car l’endroit était minuscule et ne pouvait recevoir qu’un petit couchage), je pouvais deviner dans l’obscurité d’un noir d’encre la mer qui se profilait à l’infini. On ne distinguait plus la séparation entre le ciel et l’horizon ; la petite loupiote d’un phare isolé dans le lointain, qui oscillait verticalement au bon gré des vagues, révélait toute l’immensité du décor.

Le lendemain matin, un moussaillon m’apporta du café. Je le vis plus tard remonter de la cambuse ; il avait les bras chargés de sacs de fruits et légumes pour les cuistots. Au passage, il me donna deux pommes, une orange, et un journal froissé de la veille, laissé par l’équipage qui l’avait déjà feuilleté d’une manière anarchique. C’était un numéro du Petit Marseillais. J’allais avoir, enfin, des nouvelles de la guerre. C’est ainsi que je pris connaissance des dernières informations sur les événements en Orient.

Le 18 mars 1915, la puissante armada alliée bombarde les fortifications turques dans le détroit des Dardanelles. S’ensuit une terrible catastrophe navale des unités britanniques et françaises, qui sont coulées dans le chenal par un barrage de mines flottantes.  Ce jour-là, bouleversée par cet échec, la flotte alliée se retire. Les anglo-français ne peuvent pas savoir que les forts turcs, détruits par les obus de gros calibres tirés depuis leurs navires de guerre, ont volatilisé les casemates avec leurs stocks de munitions. Que les réserves ottomanes sont vides, et que le chemin vers Constantinople est grand ouvert ! 

Barrage de mines flottantes

Cette expédition deviendra lourde de conséquences pour le prestige britannique en Méditerranée, au Moyen-Orient et dans les Balkans.

Je n’eus aucune difficulté pour me situer sur cette coquille de noix ; le petit réduit dans lequel je dormais se trouvait vers le gaillard d’avant du navire, sur le pont supérieur, ce qui me donnait l’occasion très souvent d’aller prendre un grand bol d’air frais du large lorsque le besoin s’en faisait sentir.     

Je passai deux jours de la sorte à me laisser bercer au fil de l’eau. Et je n’osais employer le terme de croisière, eu égard à tous mes potes là-haut, serrés comme des anchois dans l’entrepont, et qui devaient bien se demander ce que j’étais devenu. Je me suis souvent posé la question : qu’auraient-ils fait à ma place ? De toute évidence, la même chose que moi. Une pareille occasion ne se refusait pas, bien au contraire, c’était toujours ça de pris ! Qui savait ce qui m’attendait de l’autre côté, en Afrique ? 

J’avais, depuis le début des hostilités, commencé un petit journal dans lequel je notais religieusement les évènements dont j’étais le témoin, la plupart du temps malgré moi. Je le cachais précieusement dans la poche intérieure de ma capote, bien à l’abri, sachant qu’un jour, si Dieu me préservait de la mort, je rédigerais, une fois le conflit fini, mes mémoires de guerre. Je remplis méthodiquement les pages de mon calepin des faits et actes tels qu’ils s’étaient déroulés ces derniers jours. Une fois lancé, je décidai d’écrire à mes parents ; je posterais la lettre à Bizerte. La Tunisie étant sous Protectorat français, la poste aux armées françaises faciliterait, du moins le pensais-je, l’acheminement du courrier. Je racontai donc les moments qui venaient de se passer depuis mon embarquement. Sans, bien sûr, oublier la rencontre avec le cousin Jojo.

Née dans la capitale des Highlands, à Inverness, en Ecosse, ma mère, Susan Linfoot, fut toute jeune attirée par la culture française. Issue d’une famille aisée de la petite bourgeoisie locale, elle suivit des études poussées sur la langue de Molière. Avec, bien sûr, une éducation très stricte, comme savent le faire les Scottish, connus pour leur rigueur légendaire. Pendant des années, au cours de sa jeunesse, elle fit de nombreux allers-retours sur la Côte d’Azur, à Nice. Il n’était pas rare d’y croiser alors la reine Victoria, qui, francophile accomplie, venait y faire ses ablutions et profiter de la douceur du climat. En 1881, ma mère assista avec ses parents à l’Exposition Universelle de Paris. Le thème cette année-là portait sur l’électricité, une énergie nouvelle qui commençait à passionner les foules. L’éclairage public changeait de visage, et mettait au rebus les becs de gaz dans les rues, en les remplaçant par des ampoules à incandescence. Puis ma mère revint à Paris en 1889 pour contempler la Tour Eiffel, érigée pour la circonstance de cet évènement planétaire. C’est à cette occasion qu’elle y rencontra mon père, Paul Lambert, qui était journaliste. C’est donc grâce à ma mère que j’appris sans trop m’en soucier à prononcer quelques mots d’anglais. Bien entendu, je ne le parlais pas correctement, mais je comprenais l’essentiel. Il y avait cependant une condition : que mon interlocuteur n’ait pas un fort accent prononcé ! Ce qui, avec les évènements qui se précisaient de jour en jour, allait avoir sous peu une importance cruciale !

12 avril 1915, 10 heures du matin, une terre se détache sur l’azur : c’est Bizerte !

Concentration des navires transports de troupes pour formation de convois.

Flotte française

L’escadre britannique passe sous le commandement du vice-amiral Robeck.

John Michael de Robeck

Après 36 heures de navigation, la ville blanche se dessinait petit à petit sur l’horizon. On pouvait deviner, avec les puissants reflets de l’astre qui se levait, les contours de la cité endormie. Je commençais à entrevoir le phare du Cap Blanc, à l’entrée du Chenal de Bizerte. Qu’allions-nous faire en Tunisie ?

Nous avions reçu l’ordre de nous diriger vers le lac de Bizerte, pour nous mettre à l’ancre au milieu des autres transports de troupes. Là, nous serions à l’abri !

J’avais juste eu le temps de savourer mon café, que le bosco se rappliqua illico pour me faire savoir que je devais rejoindre ma compagnie sur-le-champ. Dans la promptitude du moment, je remerciai chaleureusement l’équipage pour sa gentillesse à mon égard pendant cette traversée, qui demeurerait mémorable pour le petit trouffion que j’étais.

Jojo me lança : « Prends garde à toi cousin, et surtout ne va pas t’exposer inutilement au danger ! » 

Nous débarquâmes dans l’heure qui suivit la manœuvre d’arrimage. Je n’étais pas mécontent de me dégourdir les jambes, et de revoir tous les copains qui, pendant tout le voyage, avaient guetté mon retour. Après quelques explications brèves, je dus me rendre à l’évidence que j’avais fait des envieux, et même des jaloux.

Il y avait là un Bordelais qui s’appelait Georges, et qui semblait très érudit. Il était bien reconnaissable parmi la troupe. Jamais un mot plus haut que l’autre, il parlait avec un timbre de voix qui incitait l’assemblée à l’écouter et à faire silence. Voilà quelqu’un, pensais-je, qui a toujours un bouquin dans les mains ! Sur la petite jetée du port, celui-ci me tapa sur l’épaule en me disant : « Ne t’inquiète donc pas, Ferdy ! ils auraient eu exactement la même attitude s’ils avaient été à ta place. Et s’ils agissent ainsi, c’est parce qu’une pareille aubaine ne leur est pas arrivée personnellement. » A ces mots, je retrouvai un peu de sérénité, et j’emboîtai tout de go le pas du bataillon qui venait de se mettre en mouvement dans le désordre le long de l’embarcadère.

Notre officier vint nous signaler d’avancer nos montres d’une heure pour être en phase avec celle du 2ème fuseau.

Il y avait des soldats partout, par milliers ; je n’avais encore jamais vu une pareille concentration d’hommes et de navires. Notre campement était fait de tentes de toiles dans lesquelles six hommes pouvaient prendre place. Je ne pouvais pas prétendre que ces installations étaient précaires, bien au contraire, elles étaient faites pour durer. D’autres soldats les avaient utilisées avant nous, avant d’être dirigés Dieu seul savait où !

Les nombreux bateaux qui étaient au mouillage sur le lac tenaient, par petits pavillons interposés, de longues discussions. C’était encore différent la nuit ; dans l’obscurité, les projecteurs morses se déchaînaient comme des ballets de feu follets. Qu’avaient-ils tant à se dire ?

Le préposé au courrier avait ramassé toutes les lettres de la troupe, et avec elles toutes nos espérances : celles d’un monde que nous avions quitté sans pouvoir l’oublier…

On vint nous demander si parmi nous il y avait des malades. Après un examen assez rapide, je dois dire, le toubib signa l’évacuation de deux d’entre nous pour l’hôpital de Sidi Abdallah.

Des volontaires furent désignés d’office pour la corvée de crottin. L’entassement des bêtes dans les cales des cargos produisait, on le devine facilement, des montagnes d’excréments. Il y régnait une atmosphère moite, répugnante. De fortes odeurs d’urine mélangées à toutes sortes d’émanations animales se dégageaient et rendaient l’air irrespirable. Il fallait tout extraire à la pelle, un travail de titan. Un sale boulot, devrais-je dire ! Merci seigneur de m’avoir épargné une telle besogne !

Déchargement des chevaux Gallipoli 1915

Nous passâmes des journées, nous dûmes l’avouer, fort agréables, au bord de mer, sous le soleil méditerranéen, à pêcher des oursins. C’est bon les oursins, je ne connaissais pas !

Nous jouâmes même au football avec les Anglais, et je n’oserais pas vous donner les résultats, tant ceux-ci ne plaidaient pas en notre faveur ! Bon, c’étaient eux les inventeurs de ce jeu d’équipe ; et ce qui nous avait fait défaut était peut-être notre manque flagrant de solidarité. Nous avions tout à apprendre ! C’était même avec curiosité que je les observais tous les jours à l’appel du clairon, à 17 heures tapantes, prendre leur sacro-sainte pause pour le thé. Il faut dire que leurs campements bénéficiaient d’un certain confort, et que tout était prévu et pensé pour eux. Il ne manquait rien, ni les sandwiches, ni les petits pains beurrés, ni la confiture d’orange !

Un attroupement de soldats, agglutinés comme le ferait un essaim d’abeilles sur du miel, s’était créé inopinément, formant une belle masse bleutée (il faut dire que nos uniformes neufs étaient encore bien propres). Soudain, de concert, dans un bel ensemble chorégraphié à souhait, tous s’agenouillèrent. Un Amen général s’éleva de la foule, laissant apparaître le prêtre qui faisait son sermon ! Sans trop nous en rendre compte, et comme beaucoup d’autres, nous nous joignîmes, Georges et moi, à tous ces fidèles. L’aumônier fit sa messe en latin, « In nomine Patris et filii et Spiritus Sancti », puis se signa, et donna la bénédiction à toutes ses ouailles, réunies autour de lui. Je m’aperçus par la suite que dans cette communion confraternelle, des Écossais et des Irlandais nous avaient rejoints pour prier le même Dieu.

Casque Adrian de l’infanterie française modèle 1915

L’expédition est placée sous le commandement du général anglais Ian Hamilton. La décision prise par Londres est sans équivoque. Après une puissante préparation d’artillerie lancée depuis la flotte alliée, le débarquement franco-britannique se fera sur cinq plages bien définies. Tandis que le corps expéditionnaire des ANZAC attaquera au nord de la péninsule à Gaba Tepé, au pied du Chunuk Bair, un régiment français du CEO tentera de contrôler le Château d’Asie, Koum Kaleh, qui surplombe la presqu’île de Gallipoli sur la partie asiatique. Dans le même temps, la 29ème DI britannique et le CEO français jetteront leurs premières vagues d’assaut sur la pointe du Cap Helles, au Château d’Europe, à Sedd-ul-Bahr, au pied du mont Achi-Baba.

Ian Standish Monteith Hamilton

L’opération navale engagera 200 navires et un premier débarquement de 29 000 hommes. Un second de 45 000, en réserve, sera prévu pour alimenter la bataille. Le corps français CEO, débarqué en partie à Kum kale, sur la rive asiatique, et composé en partie de 2800 marsouins, tirailleurs sénégalais, artilleurs et sapeurs, sera une réussite !

M1917 helmet

LES CORPS :

CED : Corps expéditionnaire des Dardanelles (4 octobre 1915 – 11 janvier 1916).

CEO : Corps expéditionnaire d’Orient (22 février 1915 – 4 octobre 1915).

  AO : Armée d’Orient (ensemble des Armées françaises en Orient).

AFO : Armée française d’Orient (11 août 1916).

LES COMMANDANTS :

Général d’Amade : 22 février 1915

Général Gouraud : 14 mai 1915

Général Bailloud : 1er juillet 1915

Général Sarrail : 4 octobre 1915

Kabalak turc 1915

Du 1er au 19 mars 1915, c’est le rendez-vous de Moudros, port bien abrité de l’île de Lemnos, située à l’entrée du détroit des Dardanelles. 17 898 zouaves et autres troupes sont transportés de Toulon, Philippeville, Bône et Bizerte.

16 avril 1915, départ pour l’île de Lemnos.

Cette fois, c’était la bonne ! Nous rembarquions sur notre rafiot, le Théodore Mante, mais sur ce coup-là, à mon grand regret, je n’eus pas l’opportunité du voyage aller, Joseph étant reparti sur un autre transport en complément d’équipage. Le manque de personnel naviguant faisait cruellement défaut. Il n’était pas rare de voir certains matelots d’une équipe aller bourlinguer sur d’autres bateaux ; surtout les cuistots.

19 avril 1915, arrivée à Lemnos, accostage en rade de Moudros pour concentration de troupes.

La position stratégique de l’île de Lemnos permet aux Alliés de centraliser leur préparation militaire en vue de l’attaque sur Gallipoli. L’île jouera un rôle important comme base avancée à la pointe de l’assaut sur les détroits turcs. Des hôpitaux y seront installés et serviront de postes de premiers soins pour les blessés rapatriés en urgence de la bataille.

Flotte française aux Dardanelles

Le 30 octobre 1918, l’armistice entre l’Empire ottoman et les Alliés est signé à Moudros.

La traversée fut longue, harassante, et la mer agitée. La promiscuité des hommes s’agglutinant sur cet entrepont insalubre, les émanations nauséabondes d’huiles surchauffées, les odeurs de vomi, avaient consommé à souhait mon désir de navigation !

Une nouvelle fois, je ne fus pas mécontent de mettre pied à terre. Et Dieu merci, le premier ordre que nous eûmes fut de nous diriger sans détour vers les douches. L’endroit était précaire certes, fait de tentures improvisées et tendues à la va-vite, mais qu’importe ! Par les éclats rageurs de la voix du sous-officier qui dirigeait nos ébats, nous comprîmes tout de suite que l’eau ici était une denrée rare, et qu’il fallait l’économiser.

L’île était envahie, et ce n’était pas peu dire. Bizerte, ce n’était rien à côté de çà ! Des navires partout ! anglais, français, australiens, et bien d’autres encore ! Des soldats de différentes nationalités se croisaient pêle-mêle par dizaines de milliers. Nous étions perdus au milieu de cette foule disparate. Il y avait tellement de bruit que même les ordres vociférés par notre sous-officier avaient du mal à nous parvenir aux oreilles. Quel déploiement de forces ! me dis-je…La baie était assez large pour contenir toute cette armada, mais on devait bientôt se rendre à l’évidence : il y avait un manque total d’installations militaires. Nous apprîmes bien plus tard qu’un grand nombre de soldats, surtout les ANZAC, avaient dû s’entraîner aux pieds des pyramides, en Egypte.

Je découvris, bien alignés le long de la jetée, des bateaux citernes gorgés d’eau potable. Signe que la campagne qui se préparait n’allait pas être de tout repos, puisqu’il fallait aux organisateurs planifier cet élément vital pour la survie, et ce, jusqu’au plus petit détail.

Il était impossible de ne pas l’apercevoir, le fleuron, que dis-je, l’orgueil de la Royal Navy, le dernier des cuirassés dreadnought, le Queen Elisabeth ! On pouvait entrevoir, sur le pont spacieux de ce divin pourfendeur des océans, des marins s’adonner à des séances de gymnastique. Image insolite ! me dis-je, surtout en des moments pareils, où la tension guerrière était devenue palpable.

HMS Queen Elizabeth

Le vent soufflait en rafales et traînait de lourds nuages, le soleil avait du mal à percer ; la tempête s’annonçait. Les bulletins météo arrivaient d’heure en heure et confirmaient les dires des marins que nous croisions sur notre chemin.

Flotte française aux Dardanelles

On pouvait leur faire confiance, ils avaient l’habitude des coups de vent. Ils levaient le doigt en l’air, laissant apparaître sur leurs visages railleurs une moue qui ne laissait aucun doute : il ne ferait pas bon prendre la mer dans les heures à venir…

Flotte française

L’escadre de guerre, hérissée de canons, était grandiose, se pavanant dans la baie de Moudros, immobile, effrayante et magnifique à la fois. Elle attendait patiemment l’heure d’en découdre définitivement avec l’ennemi.

Les Turcs, tiens ! parlons-en. Que faisaient-ils en ce moment ? Savaient-ils ce qui se préparait ? A quoi pouvaient-ils bien ressembler ? D’après Georges, qui savait beaucoup de choses et qui avait beaucoup lu, il paraîtrait que l’armée ottomane serait de second ordre, qu’elle ne possèderait pas d’armement moderne, de marine ! Mais alors, que venait-elle faire dans cette guerre ?

Flotte britannique aux Dardanelles en 1915

Et pourquoi tout cet étalage de puissance pour l’affronter ? Autant de questions sans réponses ; personne d’ailleurs ne pouvait en avoir ! De simples supputations, des commérages infondés et saugrenus, rien de bien concret à se mettre sous la dent. Nous dûmes attendre notre heure, comme tous les autres protagonistes de l’expédition.

En avril 1915, 75 000 Turcs sont prêts pour la défense de la presqu‘île de Gallipoli. Les atermoiements des Alliés sur les décisions à prendre concernant la question des Dardanelles ont fait gagner un temps précieux aux Ottomans. Ceux-ci, sous le commandement de conseillers militaires allemands, comme le général Liman von Sanders, et sous la houlette du prestigieux Mustafa Kemal, futur Atatürk, qui fait une entrée fracassante dans l’Histoire, ont procédé depuis février 1915 à la fortification des côtes de la presqu’île de Gallipoli.

Équipement et uniforme du soldat turc :    

Fantassin turc de 1915

– Un havresac en toile : il contient les vivres de réserve, les effets de rechange. La toile de tente est attachée en fer à cheval sur le dessus et les côtés.

– Une cartouchière en cuir soutenue par des bretelles et un ceinturon avec une plaque portant le croissant et l’étoile.

– Un fusil modèle 1903 de fabrication turque, inspiré du Mauser allemand 7.65 mm.

– Des bandes molletières ; le soldat turc peut être aussi équipé selon le cas de brodequins ou de bottes.

– Une capote et un pantalon en drap kaki allant du beige au brun foncé, la veste se fermant par une rangée de six boutons.

– Un kabalak : coiffe typique du soldat turc, portée tout au long du conflit. Un casque en acier, semblable au casque allemand mais sans la visière, apparaîtra en 1917.

Ce soir là, la terrible armada rassemblée papotait à nouveau à bonne distance, dans des conversations sans fin, au morse lumineux (Scott) ; quels bavards !

A suivre 2ème partie : Terminus Gaba-Tépé.

Publié précédemment : « Du sang sur les bleuets » Éditions Volume.

Avec tous mes remerciements au service des archives de la ville d’Aix en Provence.

Poppy

« Journey to Gallipoli », nouvelle extraite de mon livre « Des Poppies et des larmes ».

Slouch-hat

Cette nouvelle est une fiction, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait qu’une pure coïncidence. Seuls les événements historiques sont authentiques.

Lire dans la même collection :

Un taxi pour Gagny 

Malgré moi

Une source en enfer

A journey to Gallipoli – Terminus Gaba-Tepe

Nuages Flamands

Une journée sur le front

« Le Zeppelins : a Stairway to hell ! »

La plume blanche

Les taupes de Cardiff

On garde le moral

Sources :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Dardanelles1914-1918

Photos publiques Facebook

La Grande Guerre, Éditions ALP/Marshall Cavendish, 1997/1998

14-18 Le magazine de la Grande Guerre, N°1 à 34 de 2001 à 2006

C’était la guerre des Tranchées, Tardi, Éditions Casterman

Le Chemin des Dames, Pierre Miquel, Editions Perrin 1997

Mourir à Verdun, Pierre Miquel, Éditions Tallandier 1995

Les mutineries de 1917, documentaire TV de Pierre Miquel

Paroles de Poilus, Éditions Tallandier 1998

La première guerre mondiale, Suzanne Everett, 1983

Frères de tranchées, Marc Ferro, Editions Perrin 2005

Tous mes remerciements au services des archives de la ville d’Aix en Provence.

 

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