Les Chemins de la Repentance

LES CHEMINS DE LA REPENTANCE

Une nouvelle de mon livre, « des poppies et des larmes »

BATAILLE DU CHEMIN DES DAMES

Offensive Nivelle du 16 avril au 24 octobre 1917

Le Chemin des Dames, Aisne 1917

Un nouveau chef, Nivelle.

 

Le Général Nivelle

En décembre 1916, alors que la bataille de Verdun vient de prendre fin, le général Nivelle remplace Joffre à la tête des armées. Ce dernier, malmené en Artois par l’échec de ses offensives en 1915 et sur la Somme en 1916, vient d’être élevé au maréchalat. Tous les regards se portent maintenant sur Nivelle, qui vient de conclure avec brio dix mois d’une bataille sur la Meuse, au coût humain catastrophique. Il promet aux dirigeants politiques une rupture du front, par une percée brutale et spectaculaire en 24 ou 48 heures. Le secteur choisi pour la bataille, qui se doit d’être décisive, est le Chemin des Dames, dans le département de l’Aisne.  

« L’heure est venue, confiance, courage et vive la France ! » Paroles du général Nivelle le 16 avril 1917.

A ces mots, une des plus grandes boucheries de l’Histoire peut commencer.

Chemin des Dames, avril 1917.

Les Allemands occupent les lieux depuis septembre 1914 et tiennent les hauteurs. Ils ont eu tout le temps nécessaire pour transformer le plateau en camp retranché. De nombreux souterrains ont été creusés, aménagés, et relient l’arrière aux premières lignes. La forteresse ainsi érigée dissimule un grand nombre de nids de mitrailleuses ; l’armée française s’avance vers un ennemi invisible…

Casque français Adrian

Jean-Isidore Saistre, 152ème RI de ligne.

32ème Corps du groupement Bossut, 82 chars Schneider.

5ème Corps du groupement Chaubès, 50 chars Saint-Chamond.

16 avril 1917, aux alentours de Braine, quelque part à une vingtaine de kilomètres de Soissons. 

Il neigeait ce jour-là ; d’après les dires, ce devait être une « ballade de santé ». On nous avait certifié que notre artillerie détruirait toutes les lignes de défense « boches », et qu’une fois sur les tranchées ennemies nous n’aurions qu’à compter les cadavres allemands. En fait, il n’en fut rien… Une fois de plus, nos obusiers n’avaient pas été efficaces. Le mauvais temps et le ciel chargé de nuages avaient gêné considérablement les réglages de nos canons. Et pourtant, le bombardement des positions allemandes avait duré plusieurs jours. L’artilleur Nivelle avait failli.

Je progressais difficilement sur ce « no man’s land » chaviré de toutes parts ; les centaines de milliers d’obus avaient défoncé la terre. Et autant de trous et de cratères me ralentissaient à chaque enjambée. La terre était devenue boueuse, et je m’y enfonçais jusqu’aux chevilles. Je titubais à chaque pas ; il m’était difficile de rester debout. Je tombais, je me relevais, je chutais de nouveau. C’était une vraie souffrance ; et tout çà sous les tirs des mitrailleuses allemandes. C’était un véritable carnage; les copains tombaient par dizaines, frappés par la mitraille. Les équipes de brancardiers n’arrivaient plus à suivre ; eux aussi étaient pris comme cibles. La croix rouge dessinée sur leurs brassards ne les préservait pas des balles. Beaucoup tombèrent foudroyés.

Nous reçûmes alors l’ordre de nous enterrer dans des trous individuels. La panique commençait à gagner la troupe. Des unités de tirailleurs sénégalais fuyaient, épouvantés par ce qu’ils venaient de subir. Nous creusions frénétiquement le sol ; peut-être étions-nous en train de construire nos tombes ! pensais-je.

Je restai ainsi recroquevillé pendant des minutes interminables. Ce fut l’enfer ! Il était devenu impossible de faire un geste ; j’étais piégé. Je me rendis compte alors que je n’étais pas seul : un grand nombre de fantassins s’agglutinaient par petits groupes dans des excavations près de mon abri. Le moment de prier pour notre salut était venu ; nous n’allions pas sortir de cet enfer indemnes…Je pris alors la décision de confier mon âme à Dieu, et d’aller me confesser si je sortais vivant de ce chaos.

Un vrombissement inattendu me fit tressaillir. Surgissant du sommet d’une butte, un monstre d’acier apparut. Ses chenilles acérées griffaient la terre noircie en vomissant le trop-plein sur ses flancs. Les British nommaient cet engin de mort un « tank ». Mais celui-ci était français, et se portait à notre secours. Ses mitrailleuses entrèrent en action, et les défenses boches qui nous faisaient tant de mal furent réduites au silence. Ouf, il était temps ! car je n’aurais pas parié un kopeck sur nos chances de survie ! Cette machine infernale était aussi menaçante qu’horrible. Je ne pus alors m’empêcher de penser qu’elle nous avait été envoyée par le diable en personne. Belzébuth avait fait un pacte avec le Saint-Chamond, et c’était tant mieux pour nous !

Avec quelques survivants, nous lui emboîtâmes le pas pour nous abriter derrière sa masse métallique. Je pus ainsi me dégager du cratère d’obus dans lequel je m’étais entravé. La vitesse de cet engin diabolique était très lente ; elle n’excédait pas celle d’un homme à pied. Ses chenilles ripaient dangereusement dans la boue de ce terrain bouleversé, et l’appareil devint instable. Il manqua à plusieurs reprises de chavirer sur moi. Je compris aussitôt que sa protection ne serait pas aussi fiable que ce que je pensais.

Les balles traçantes des mitrailleuses automatiques frappaient sans discontinuer la carcasse de l’engin ; il ne faisait aucun doute qu’il était devenu la cible privilégiée des Boches. Les obus se mirent à encadrer le mastodonte ; il était temps pour moi de lui fausser compagnie. Décidément, même dans de pareilles circonstances, on ne pouvait pas faire confiance au diable !

C’est le 15 septembre 1916, lors de la Bataille de la Somme, que les premiers chars d’assaut britanniques Mark I font leur apparition. Ils participent à la prise de Courcelette, de Martinpuich, du bois des Foucaux, et du village de Flers. Les soudaines irruptions de ces monstres d’acier épouvantent les fantassins allemands, tapis de frayeur dans leurs tranchées.

Lors de la construction des Mark I, les Anglais, soucieux de conserver le secret, les nomment « water carrier » (porteur d’eau), en annonçant qu’ils sont destinés au ravitaillement en eau des troupes russes. De par la forme rhomboïde de leur caisse, qui ressemble à une citerne, ils reçoivent finalement le nom de tank.

J’abandonnai donc sans regret, dans ce chaos, celui qui m’avait sauvé d’une mort certaine. Je titubais comme un somnambule, sautant dans des trous, évitant les cratères trop profonds et les barbelés. Une déflagration me projeta en arrière ; déséquilibré, je basculai lourdement dans un fossé bondé de cadavres.

Je venais de recevoir un éclat dans l’épaule gauche. Cette fois-ci, la bille du shrapnel portait une étiquette à mon nom. J’avais l’omoplate transpercée de part en part. La douleur engendrée par le choc commençait à se faire ressentir, et le sang affluait en abondance. J’essayai, malgré la souffrance, de m’extirper de ce trou. Une fois sorti, j’implorerais de l’aide, en espérant que Belzébuth n’ait pas changé de camp. Ce n’était plus la guerre, mais une horrible boucherie…

Une fois de plus ma bonne étoile m’avait préservé. Je sortis indemne de ce massacre à grande échelle… Non, ce n’est pas tout à fait vrai : j’ai eu ce qu’on appelle « une bonne blessure » à l’épaule gauche ; mais mon moral en avait pris un sacré coup. Je suis resté, me semble-t-il, une éternité ivre de bruit et assommé par le souffle de la bataille, sans soins, meurtri au milieu de ce charnier à réclamer qu’une main secourable vienne m’aider.

Ce jour-là, dans mon malheur, j’eus beaucoup de chance. Deux brancardiers égarés, ne sachant pas pourquoi ils se trouvaient là, me placèrent sur leur civière et m’emportèrent. Tout heureux qu’ils étaient de foutre le camp loin d’ici avec leur fardeau, ils ne demandèrent pas leur reste…

On comptera dix fois plus de pertes que prévu, et beaucoup de soldats mourront faute de soins immédiats. Les statistiques des services de santé seront largement sous-évaluées.  Ce sera un désastre sanitaire sans précédent.

Le transfert des blessés et des morts encombre les rares voies encore praticables.  Ce chassé-croisé vers l’arrière crée une véritable pagaille. Les trains sont bloqués, incapables d’assurer les transports de troupes et de munitions vers le front. La bataille étant prioritaire, le soldat Jean-Isidore Saistre attendra !    

Le surlendemain, 18 avril, Jean-Isidore sera dans un premier temps transporté à Gernicourt, au centre de secours des brancardiers divisionnaires. Il lui faudra 48 heures pour aller au HOE de Prouilly (Hôpital d’Orientation et d’Evacuation) ; puis plus tard à Braine…

Casque allemand de la Première Guerre Mondiale

24 mai 1917

Je me remettais difficilement de ma blessure. Dans l’antenne médicale, tout autour de moi, ce n’était que souffrances, plaintes et douleurs… Mais malgré tout, je gardais le moral.

Lire : On garde le moral

Équipement du fantassin français en 1916  

Uniforme du fantassin français en 1916

– Un casque Adrian, version 1916.

Casque Adrian version 1916

– Un uniforme bleu horizon, modèle 1915.

– Un jeu de dames, cartonné et pliant.

– Une montre gousset, dans un boîtier de protection.

– Une cartouchière en cuir

– Une boîte de bonbons à la menthe.

– Une lampe électrique. – Un masque M2.

– Un fusil Berthier 07/15, avec une recharge de trois cartouches.

Fusil Berthier 07-15

– Une épée baïonnette.

– Un révolver lance-fusées et sa fusée éclairante rouge à parachute.

– Un quart avec sa hanse recouverte de ficelle, pour éviter les brûlures aux doigts.

– Un périscope en tôle.

– Une grenade CF. Citron Foug 1916.

– Une bouteille d’alcool de menthe.

– Un bidon de 1 litre.

– Une paire de brodequins.

28 juin1917

Ce matin-là, j’eus quelques nouvelles du front : il se disait que des mutineries et des exécutions avaient eu lieu, et que la révolte grognait dans l’armée.

L’échec de Nivelle au Chemin des Dames engendra des troubles graves dans l’armée française. Du 27 au 30 mai 1917, des mutineries se répandirent dans les villes de Soissons, Villers-Cotterêts, Coeuvres et Fere-en-Tardenois, toutes les quatre proches du front. Sur la durée totale de la guerre, 2 400 poilus furent condamnés à mort et environ 600 fusillés pour l’exemple, les autres voyant leur peine commuée en travaux forcés. L’essentiel de ces condamnations furent prononcées pour refus d’obéissance, mutilations volontaires, désertion, abandon de poste devant l’ennemi, délit de lâcheté ou mutinerie (en 1917).

8 juillet 1917

Je fus évacué dans la ville voisine de Braine, dans un cantonnement doté d’une antenne médicale. Ma convalescence se passa pour le mieux. Je repris du poil de la bête.

Braine est une commune française située dans le département de l’Aisne, en région Hauts-de-France.

L’abbatiale Saint-Yved de Braine

 12 septembre 1917  

Aux dires du docteur, j’étais presque rétabli ! Ma blessure ne suppurait plus, et les médecins étaient confiants sur mon sort. Avec deux copains, Gaspard Roussel (du même régiment que le mien) et Théophile Méry (un Zouave), nous décidâmes de faire quelques pas en ville, à Braine.

Théophile Méry (1886-1949) au camp de Sathonay (Ain). Photo de 1918. Blessé à l’épaule en 1917 au Chemin des Dames (5ème bataillon du 4ème régiment de Zouaves).

Théophile Méry.

Tous mes remerciements à Mme Dominique Dufils pour m’avoir permis d’utiliser la photo de son grand-père dans son uniforme de Zouave.

Lire : Les Zouaves, un corps à part.

C’est au cours de cette balade que je découvris l’église Saint-Yved.

Je me souvenais de la promesse que j’avais faite d’aller me confesser, alors que j’étais en plein désespoir au milieu du champ de bataille. Aujourd’hui, il était temps de remercier le « Tout Puissant » de m’avoir préservé entier. Je décidai d’y aller dès que j’aurais la permission de partir seul …

L’abbatiale Saint-Yved est une église de Braine (nécropole des comtes de Dreux). Elle fut consacrée à Saint Yved (ses reliques furent amenées à Braine (Braisne) au IXème siècle).    

L’église Saint-Yved est du XIIème siècle ; c’est un des plus remarquables exemples du premier art gothique.

La ville et son église subirent des dommages pendant la Guerre, mais demeurèrent en grande partie françaises jusqu’à la fin du conflit. En 1914, les Allemands l’occupèrent quelques jours, et surtout plusieurs semaines en 1918. Braine ne fut que peu concernée par les combats ; même si elle fut bombardée par des obus à longue portée ou par des aéroplanes, les destructions y furent légères.

6 octobre 1917

J’eus bientôt une autorisation signée par le capitaine Martial Desforets, le médecin en chef de l’hôpital. Il avait finalement acquiescé à mes suppliques, devenues répétées et insistantes.

J’arpentais, interrogatif, les rues de Braine. Il y avait une éternité que je n’avais plus mis les pieds dans une église, et ma démarche me rendait fébrile…

Le doute m’envahit alors : comment allais-je pouvoir raconter l’indicible, l’horreur, la souffrance et la mort ? Dieu m’entendrait-il ? Nous étions des millions de soldats comme moi à porter un si lourd fardeau, comment pourrait-il nous pardonner de tant de péchés ?

La lourde porte d’entrée de l’abbatiale était entrouverte ; je voyais ce signe comme une invitation à y pénétrer. Ne sachant pas où aller, je me dirigeai fébrilement vers les agenouilloirs des travées de l’allée principale de la nef. Le silence était assourdissant ; un fait inhabituel en période de guerre.

En raison de l’étroitesse des lieux, je m’assis bruyamment, me sembla-il. La maladresse de mes gestes, accentuée par le volume des pansements de ma blessure, m’interdisait toute aisance dans mes mouvements. Et le moindre bruit déclenchait un écho puissant.

Proche de moi se trouvait une chapelle qui avait souffert de dégradations. Elle était vidée de ses objets de cultes (ils avaient sans doute été mis à l’abri des vols et des rapines commis par des maraudeurs éventuels, pensais-je). Seule une statue de Saint-Roch, partiellement décroutée de son polychrome virginal, demeurait debout et me faisait face. Je regardai pendant quelques instants le chien qui se trouvait à ses pieds. Le Saint dévoilait la plaie de sa jambe que l’animal, comme symbole, avait guérie en la léchant. Je restai un long moment contemplatif de cette scène quand soudain, un son lourd retentit dans la vaste nef. Je scrutai tout autour de moi, mais personne ; pas une âme qui vive.

Je me levai, bien décidé à trouver une présence humaine, et dans le meilleur des cas le prêtre de la paroisse.

C’est alors que je vis un confessionnal. L’isoloir semblait vétuste : un rideau, en guise de porte, fermait cet espace clos. Je pris place à l’intérieur et m’agenouillai douloureusement sur le prie-Dieu en bois. L’endroit était propice à la prière ; ce que je fis. « Notre Père qui êtes au cieux », « Je vous salue Marie », « je crois en Dieu », tout y passa, quand un son furtif provenant de la loge contiguë attira mon attention. J’attendis quelques longues secondes, mais rien ; j’ai dû rêver, me dis-je.

Soudain, la petite lucarne grillagée s’entrouvrit sèchement et me surprit… et j’entendis la voix douce du prêtre prononcer :

– « In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen ».

Je restai un moment sans pouvoir sortir un mot, puis une fois mes esprits retrouvés, je dis : « Pardonnez-moi mon Père, parce que j’ai tué… je confesse que pour avoir obéi aux ordres, j’ai commis des horreurs; et je m’en repens. Je me devais de tuer pour ne pas être tué.

–  que Dieu, qui a illuminé ton cœur, mon fils, t’aide à reconnaître tes péchés et à avoir confiance en sa miséricorde. Il t’a amené jusqu’ici pour que tu lui parles et que tu reconnaisses tes fautes…

– mon père, j’ai gravement péché : j’ai tué, et ôté de nombreuses vies à de jeunes hommes sur le champ de bataille ».

Et je racontai :

Braye-en-Laonnois, Aisne le 17 avril 1917

« A cette date, je me trouvais impliqué dans les combats de « Braye-en-Laonnois ».

Lorsque nous sommes arrivés en force, il ne restait plus rien du village ; tout avait été détruit par le pilonnage de la préparation d’artillerie, orchestrée par Nivelle. Des soldats allemands retardataires s’empressaient d’évacuer tout ce qui pouvait être emmené à la hâte. Combien étaient-ils ? des dizaines ? non, peut être des centaines ! Nombreux transportaient leurs blessés sur des brancards de fortune, et empruntaient une sorte de boyau ou de défilé ; c’était leur seule porte de sortie.

Avril 1917, Braye-en-Laonnois, Aisne à 20 km de Braine, et 45 km de Reims.  

Fortifié par les Allemands, Braye-en-Laonnois constitua un point stratégique important pour le secteur lors de la Première Guerre mondiale, servant ainsi de cantonnement aux troupes ennemies. Le village fut entièrement détruit lors de la préparation d’artillerie une semaine avant l’offensive Nivelle (avril 1917).

Le 17 avril, au cours de l’offensive sur le Chemin des Dames, une nouvelle attaque s’ajouta à l’est de Reims, dans le secteur de Moronvilliers. Sur le Chemin des Dames, le fort de Condé et le village de Braye-en-Laonnois furent pris par les Français. Entre le 18 avril et le 21 avril, la 10ème armée, celle de réserve, passa à l’attaque. Elle engagea le 9ème et le 18ème corps, sur la partie est du Chemin des Dames, entre Craonne et Hurtebise.

Le 20 avril, l’offensive fut provisoirement suspendue.

Alors les hommes du régiment se placèrent sur les hauteurs pour leur barrer la route, et commencèrent à ouvrir le feu. L’ennemi n’eut aucune issue de secours…

Les heures passées à éviter la mort sur le champ de bataille ces derniers mois me revinrent précisément, d’une manière douloureuse. Je sentis la haine monter en moi, et l’envie, comme à toute la troupe, de ne faire aucune pitié, et de ne laisser aucun survivant ; l’heure de la vengeance avait sonné…

Les mitrailleurs arrosèrent la zone avec jubilation : « tuez-les tous, à mort les boches ! » entendis-je, « souvenez-vous de ce qu’ils vous ont fait ! » ; et la mitraille s’amplifia de plus belle.

« Seigneur, pardonnez-nous, nous ne savons pas ce que nous faisons. Ce n’était plus de la guerre, mais de l’assassinat. Les morts s’empilaient inexorablement, foudroyés par cette déferlante de haine. Le boche exécré devait payer, et il allait payer…

Combien de temps cela a-t-il duré ? Je ne sais pas, des heures peut-être. Puis au bout d’un certain temps (que nul ne pouvait comptabiliser), la fureur se tut. Un silence de mort envahit alors le théâtre de cette boucherie sans nom. On les avait tous tués…

Mon Père, j’ai enfreint lourdement le 5ème commandement (tu ne tueras pas), et je m’en repens. Depuis, mon esprit est entaché par ces horribles images ; je ne dors plus, et mon cœur saigne. La vision de tous ces hommes terrassés par une mort aveugle, sans pouvoir se défendre, hante mon esprit et mes nuits. J’y penserai à n’en pas douter toute mon existence ; si Dieu me prête vie à l’issue de cette guerre ».

A cet instant, je sentis l’incrédulité de mon confesseur, qui ne disait mot mais écoutait en silence. Puis, il dit :

« Beaucoup de Chrétiens, conscients de leurs fautes dans cette Guerre, n’osent pas s’adresser à Dieu tant ils redoutent leurs actes. Rares sont ceux qui viennent, comme toi mon fils, purifier leurs âmes devant le Tout Puissant. Je suis son intermédiaire, et par moi, il t’entend, il t’écoute et il pardonne… »

Je répondis qu’il était impossible de pardonner tant d’horreurs, et je poursuivis mon récit.

« Une fois le carnage accompli, des soldats nourris par la haine descendirent dans le vallon pour terminer le travail. Une folie meurtrière générale s’ensuivit. Je leur emboîtai le pas, et ce fut alors une déferlante de vengeance atroce. Certains, avant d’achever les survivants, crachaient symboliquement sur leurs corps avant de leur loger une balle dans la tête. Les insultes pleuvaient de tous bords, les hommes étaient transfigurés par le sang qui coulait à flots. Nous les avons exterminés jusqu’au dernier… Ils étaient 1632 ; on a ôté la vie à 1632 hommes, des fils, des pères de famille, des frères ; tous étaient certainement chéris par leur mère au pays. Un pays qu’ils ne reverront plus.

Mais je revins rapidement à la réalité : combien les nôtres ont-ils été à avoir subi le même sort ? combien de familles françaises ne retrouveront plus leurs fils disparus dans les combats sous les balles allemandes ?…

Mon Père, pardonnez-moi, parce que j’ai péché. J’ai tué pour ne pas être tué. Mais cet homme, je ne le connaissais pas ! je n’avais aucun grief contre lui ! j’ai seulement tiré sur un individu qui ne portait pas le même uniforme que le mien. La guerre est horrible, mon Père, j’ai peur que dans de telles circonstances on y prenne goût… ».

Je sentais mon interlocuteur désemparé qui se signait à chacune de mes révélations. Mais ce n’était pas tout, et je poursuivis mon récit.

Du 24 au 25 juin 1917, la caverne du Dragon (les Allemands la baptisèrent « Drachenhöhle »).

La Caverne du Dragon

Dans la nuit du 24 au 25 juin 1917, 199 m3 de gaz asphyxiants « collongite » furent dispersés par les Français dans la « Caverne du Dragon », par les entrées sud. Après un dernier bombardement d’une journée, à 18h00 l’assaut commença. Le 6ème bataillon du 334ème RI, le 3ème puis le 2ème bataillon du 152ème RI, et les groupes de la 164ème DI s’élancèrent face à un bataillon du 57ème RI allemand qui reçut l’ordre de défendre à tout prix ses positions. Les Français parvinrent à atteindre leurs objectifs dans la soirée, et près de 300 combattants allemands bloqués dans les galeries souterraines furent alors contraints de se rendre.  

Soldat su 152e RI devant l’une des entrées de la Grotte du Dragon, 25 juin 1917

La reprise de la Caverne du Dragon fit l’objet d’articles dans de très nombreux journaux, en France comme chez ses alliés. Sur place, les soldats français assainirent et aménagèrent la carrière en vue des futurs combats.   Extrait du Guide du Visiteur de la Caverne du Dragon, 2022.

La Caverne du Dragon

Juin 1917

– J’étais impliqué dans la reconquête de la « Caverne du Dragon », en plein cœur du Chemin des Dames, sur le territoire de la commune d’Oulches-la-Vallée-Foulon, Aisne. En 1917, elle représentait un lieu stratégique de l’offensive Nivelle.

Lors de l’occupation du site, les Allemands surnommèrent la Caverne du Dragon « Drachenhöhle ». Les flammes et les étincelles des mitrailleuses, qui s’échappaient des entrées de la caverne au cours des combats, leur faisaient penser aux flammes crachées par les dragons depuis leurs grottes.

Justement, à la caverne du Dragon, les locataires des lieux n’étaient pas avares de leurs munitions. C’est sous un feu nourri que nos sapeurs eurent toutes les peines du monde à creuser les sapes pour notre future attaque ; nous avions reçu l’ordre de nous emparer de la grotte coûte que coûte.

Dans la semaine qui précéda l’assaut, nous reçûmes des bouteilles de gaz « collongite », que nous dûmes manipuler avec une extrême précaution. Je me souvenais des effets dramatiques de l’ypérite sur les hommes à Ypres, le 22 avril 1915.

Collongite : mélange d’oxychlorure de carbone ou phosgène (utilisé en tant que suffocant), de tétrachlorure d’étain et de chlorure d’arsenic (utilisés en tant qu’opacifiant), qui, placé dans des obus, servait de gaz de combat pendant la guerre 1914-1918.

La collongite fut l’un des premiers gaz de combat français.

Lire : « Nuages Flamands » (première attaque au gaz des Allemands).

Le 23 juin 1917

Je me faufilai dans la sape avec un groupe de six soldats (des copains du 2ème bataillon), pour mettre en place le dispositif qui devait distiller le gaz dans la grotte. Une fois les tuyaux branchés, il ne nous restait plus qu’à attendre l’ordre d’ouvrir les bouteilles. Ce qui fut fait aussitôt.

Le gaz se répandit alors dans les ouvertures des « creutes » de l’ « antre du dragon ». Il ne nous restait plus qu’à patienter. Bientôt des cris et des hurlements se firent entendre, et quelques malheureux soldats ennemis firent leur irruption. Dehors, la troupe du 152ème, qui les attendait de pied ferme, ouvrit le feu. Les malheureux qui arrivaient à s’extirper de cet enfer en suffoquant étaient abattus systématiquement ; c’était atroce.

A 21 heures, malgré deux contre-attaques allemandes, la Caverne du Dragon redevint française. Les Français firent plus de 300 prisonniers. Les pertes totales françaises s’élevèrent à 329 hommes : 79 tués, 238 blessés et 12 disparus. Les pertes allemandes ne sont pas connues, notamment celles dues au gaz. Au total, plus de 2000 hommes participèrent à l’attaque.

Encore une fois, je fus l’auteur d’un horrible massacre ; combien d’hommes furent gazés ce jour-là ? Nul ne le sait. Bien sûr je n’étais pas seul, mais je sais que c’est moi qui actionné l’ouverture des bouteilles, et asphyxié tous ces malheureux.

Toujours est-il que le groupe de soldats auquel j’appartenais, et qui participa au gazage des « creutes », fut cité à l’ordre du jour et reçut des félicitations. Des compliments pour avoir commis des meurtres…

– Voilà, mon Père, Dieu peut-il comprendre ? Dieu peut-il me pardonner ?

Dans sa minuscule loge, le prêtre sembla hésiter un court instant, puis il me dit :

– que Dieu notre Père te montre sa miséricorde et qu’il te donne le pardon et la paix… Et moi, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, je te pardonne tous tes péchés ».

Voilà, c’était fini. J’avais dit tout ce qui me pesait sur la conscience. En étais-je libéré ? j’en doute. Je sais que ces souvenirs me hanteront toute ma vie ; je les cacherai car je n’en suis pas fier, j’en ai honte.

Casque français Adrian

Équipement du fantassin allemand en 1917/1918    

Uniforme du fantassin allemand en 1918

– Un casque d’acier, modèle 1916.

– Une cravate en coton (habsbinde).

– Un étui de masque.

– Un masque à gaz « leberschutzmaske » de 1917.

– Un pantalon gris-pierre.

– Une « bluse » en drap feldgrau du 216ème régiment d’infanterie, avec insigne de blessé.

– Un poignard.

– Un ensemble d’équipement.

– Deux grenades à manche.

– Une baïonnette ersatz en tôle emboutie.

– Un bidon modèle 1893, recouvert de velours.

– Un fusil Mauser Gewehr 1898, avec bretelle ersatz en toile.  

Mauser Gewehr 98

 

– Une paire de chaussures modèle 1901.

– Une paire de bandes molletières.

– Un paquet de cigarettes.

– Une tenaille.

Rétabli, Jean-Isidore Saistre retournera se battre. Il sera tué le 22 mars 1918 dans l’Aisne. Pour barrer la route à l’ennemi, son régiment sera envoyé près de Noyon, là où le front s’était rompu, à la jointure des deux armées françaises et britanniques.

 Le Zouave Théophile participera à la prise de Noyon vers la fin août 1918, près du lieu où Jean-Isidore avait trouvé la mort quelques mois auparavant. Il sera démobilisé en 1920, et mourra dans son lit en 1947.

Gaspard Roussel participera encore à plusieurs batailles, mais après avoir été blessé à Braye-en-Laonnois, sur le Chemin-des-Dames, laissé pour mort et sauvé in extrémis, sa raison va petit à petit décliner. Après la guerre, il tombera dans une profonde amnésie, puis dans la folie. La psychanalyse étant encore une science primitive à cette époque, il sera soigné pour maladie mentale. Dans la longue liste des victimes de guerre, il sera classé parmi ceux atteints d’« obusite ». Abandonné de tous, il mourra dans un hospice en 1926.

Publié précédemment : « Du sang sur les bleuets », Éditions Volume.

 

Avec tous mes remerciements au service des archives de la ville d’Aix en Provence.

Bleuets

« Les chemins de la repentance », une nouvelle extraite de mon livre « Des Poppies et des larmes ».

Cette nouvelle est une fiction ; toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait qu’une pure coïncidence. Seuls les événements historiques sont authentiques.

Lire dans la même collection:

Un taxi pour Gagny 

Malgré moi

Une source en enfer

Journey to Gallipoli, l’Embarquement

Journée to Gallipoli, Terminus Gaba Tépé

Nuages Flamands

Une journée sur le front

Le Zeppelin « A stairway to hell ! »

La plume blanche

Les taupes de Cardiff

On garde le moral

Les Chemins de la Repentance

La guerre d’Antonin

Un Poilu  du Levant

 

Soldat Francais 1915

 Sources :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chemin_des_Dames

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_du_Chemin_des_Dames

https://dictionnaireduchemindesdames.blogspot.com/2008/09/b-comme-braine.html

https://www.chemindesdames.fr/fr/le-chemin-des-dames/histoire/focus-sur/lattaque-du-16-avril-1917-de-craonnelle-la-ferme-du-temple

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La Grande Guerre, Éditions ALP/Marshall Cavendish, 1997/1998

14-18 Le magazine de la Grande Guerre, N°1 à 34 de 2001 à 2006

C’était la guerre des Tranchées, Tardi, Editions Casterman

Le Chemin des Dames, Pierre Miquel, Editions Perrin 1997

Mourir à Verdun, Pierre Miquel, Editions Tallandier 1995

Les mutineries de 1917, documentaire TV de Pierre Miquel

Paroles de Poilus, Éditions Tallandier 1998

La première guerre mondiale, Suzanne Everett, 1983

Frères de tranchées, Marc Ferro, Éditions Perrin 2005

Tous mes remerciements au services des archives de la ville d’Aix en Provence.

 

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