Un Poilu du Levant

UN POILU DU LEVANT

1919 – tous les officiers portent l’ancre d’or au képi 1920 – l’ancre entrelacée d’un câble devient l’insigne commun des troupes coloniales

Une nouvelle de mon livre, « des poppies et des larmes »

Campagne de Cilicie (de novembre 1919 à février 1921).

Guerre franco- Syrienne (de mars à juillet 1920).

Constantinople en 1920

Un peu d’Histoire, et quelques dates pour mieux comprendre…

LA TURQUIE EN 1920-1923

Le 30 octobre 1918, l’armistice de Moudros marqua la défaite et la fin de la Première Guerre mondiale pour les Ottomans. Dès le 12 novembre 1918, les vainqueurs investirent les territoires de l’Empire Turc. La principale volonté des Alliés était de dissoudre l’Empire de la « Sublime porte ».

De ce fait, le Traité De Sèvres (qui cherchait à abolir l’Empire Ottoman et à fractionner ses territoires) fut signé le 10 août 1920. Cependant, il infligeait des conditions sévères aux perdants ; il ne fut donc pas accepté par les nationalistes turcs.

En 1920, les Français reçurent un mandat de la Société des Nations sur la Syrie et le Liban. Pour maintenir l’ordre sur ces territoires, la France constitua une force armée, l’armée du Levant.

En avril 1920, alors que le traité de Sèvres se trouvait encore en pourparlers, le mouvement national turc de Mustafa Kemal Pacha créa une grande assemblée nationale turque à Ankara, et fit scission avec le gouvernement ottoman d’Istanbul.

Pendant ce temps, afin de faire pression sur l’Empire ottoman pour qu’il accepte le traité de Sèvres, les Grecs commencèrent une opération militaire en Anatolie.

Mais les Turcs, dirigés par Mustafa Kemal dans une guerre d’indépendance, furent victorieux, et obligèrent les Grecs à signer l’armistice de Mudanya le 11 octobre 1922.

Mustafa Kemal Pacha

Cet accord mit fin à la guerre entre la Turquie, la Grèce et les puissances alliées.

Le traité de Lausanne fut signé le 24 juillet 1923, et aboutit à la fin de l’occupation de Constantinople. Les dernières troupes des Alliés quittèrent la ville le 4 octobre 1923.

La Turquie abandonna ses anciennes provinces arabes, et reconnut la possession britannique de Chypre et la possession italienne du Dodécanèse.

Le traité aboutit à la reconnaissance internationale de la nouvelle République de Turquie et de sa souveraineté.

Mustafa Kemal Pacha

Le 29 octobre 1923, la République de Turquie fut déclarée, et Mustafa Kemal Atatürk en fut le premier président.

Constantinople fut, jusqu’en 1923, la capitale de l’Empire ottoman.  A cette date, la fonction de capitale de la nouvelle république de Turquie fut transférée à la ville d’Ankara.

En 1930, Constantinople prit le nom d’Istanbul (nom déjà donné au cœur historique de la ville, et qui devint le seul officiel).

Après la défaite turque (armistice de Moudros, le 30 octobre 1918), les forces armées françaises reçurent un mandat de la SDN, sur la Syrie et le Liban. Pour maintenir l’ordre sur ces territoires, la France constitua une force armée, l’Armée du Levant.

Soldat Antonin Delhomme

16ème RI de Tirailleurs sénégalais C.H.R (Compagnie Hors-Rang), de l’armée d’Orient.

Je m’appelle Antonin Delhomme. Je suis né le 12 novembre 1899 au Chambon-Feugerolles, près de Saint-Etienne, dans le département de la Loire. J’allais avoir 20 ans quand je fus plongé dans l’Histoire.

Lire : la Guerre d’Antonin

Casque colonial dit pain de sucre Légion Étrangère 1895

Un long périple commença pour Antonin. Il s’embarqua pour l’Orient avec pour première étape Constantinople…Désormais, il appartenait au 16ème Régiment de Tirailleurs sénégalais R.T.S (Compagnie Hors-Rang), de l’Armée d’Orient.

Créé en 1919, le 16ème régiment de tirailleurs sénégalais (ou 16e RTS) fut un régiment des troupes coloniales françaises. Il combattit pendant l’entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale.

Novembre 1919

Roanne le 10 novembre 1919

Chers parents,

Ces quelques mots pour vous donner de mes nouvelles. Nous venons de quitter ce « vieux » 16ème RI pour le 98ème RI. Nous sommes venus 110 au 98ème. Notre nouveau régiment possède la fourragère de la couleur de la médaille militaire, la jaune.

16ème RI, Rassemblement du régiment à Roanne, caserne Combes

Je suis affecté à la caserne Combes, celle où il y a deux ans j’arrivais en tant que petit « bleu ». C’est bien mieux que celles de Montbrison. Mais le service ici est très strict ; les officiers du 98ème sont des frimeurs et « se la jouent un peu ».

Je voulais vous demander si vous pouviez m’envoyer un peu d’argent par mandat carte, car je ne sais pas si j’irai en perm dimanche.

Je suis toujours en bonne forme, et désire que ma lettre vous en trouve de même. Votre fils qui vous embrasse bien fort.  

Antonin.

Le 20 février 1920, rassemblement du régiment en gare de Montbrison.

J’y retrouvai Louis Bourgin et Marcel Pernon, ce qui me procura une grande joie. Je savais dès lors que je ne partirais pas seul. Et peut-être que je retrouverais les autres : Eugène Bost, Joseph Morin et Lucien Vérot ? Çà serait génial de se revoir et de partager ensemble cette nouvelle aventure…  En fait, on ne savait pas trop ce qui nous attendait, ni où nous allions ; c’était un grand mystère parmi la troupe…

Antonin et ses amis ne savaient pas qu’ils partaient pour l’Orient, avec pour destination première : Constantinople.

Lire : La guerre d’Antonin

En 1920, les Français reçurent un mandat de la Société des Nations sur la Syrie et le Liban. Pour maintenir l’ordre sur ces territoires, la France constitua une force armée, l’armée du Levant.

L’ARMÉE DU LEVANT

Constituée essentiellement par des unités de tirailleurs nord-africains de l’armée d’Afrique et dans une moindre mesure de tirailleurs sénégalais, l’armée du Levant fut complétée par les troupes spéciales du Levant, composées d’un personnel recruté localement.

Au 1er janvier 1921, les effectifs étaient de 2 200 officiers et 62 000 hommes de troupe, plus 3 200 auxiliaires syriens.

Le 25 février

Arrivée à Toulon vers 6 heures du matin. Il faisait très froid. On ne perdit pas de temps ! Aussitôt notre adjudant nous vociféra dans les oreilles : « en rang par quatre ! », et nous marchâmes vers le port où notre transport de troupes nous attendait.

C’est là que nous fîmes connaissance avec notre navire transport de troupes ; ou, devrais-je dire, avec notre « rafiot » !

Nous attendîmes pendant des heures sur les quais de la rade, serrés en rang d’oignons, arme à la bretelle. L’attente fut longue et fastidieuse ; notre « barda » était pesant et encombrant. J’entendis le trouffion derrière moi produire un souffle d’exaspération, à faire « tourner les ailes d’un moulin » !

Les matelots du Caucase, le bateau qui devait nous transporter Dieu sait où, nous contemplaient avec une certaine curiosité. Certains esquissaient des petits sourires moqueurs, d’autres s’aventuraient à nous faire quelques gestes de la main en signe d’amitié. Beaucoup demeuraient impassibles, interrogateurs, n’ayant, de toute évidence, aucune information plausible sur notre destination. D’ailleurs, ce rafiot à l’allure douteuse donnait des aspects invraisemblables de vétusté. Sa décrépitude était pathétique, et les traces de rouille qu’il laissait apparaître n’avaient rien de rassurant.

Sous nos yeux observateurs, les grues hydrauliques travaillaient d’arrache-pied. Puis certains chevaux furent hissés à bord, les pattes dans le vide, enchâssées dans les mailles des filets. Ces pauvres bêtes se demandaient à quelle sauce elles allaient être mangées. Les autres canassons gagnaient une autre zone de parcage, également dans la soute, à l’aide d’une passerelle glissante en bois qui reliait le flan du navire au quai. Puis vint le tour du matériel et des vivres. Toutes sortes d’objets étaient transportés ainsi, de la terre ferme aux cales insalubres du cargo ! Pour les mettre à l’abri des regards, elles avaient été couvertes avec de larges bâches imperméabilisées et ficelées solidement, comme savent le faire les marins.

LE CAUCASE

Le bateau est lancé le 28 juin 1898 à Dumbarton (Ecosse) par « Denny & Bros » sous le nom de « Mandalay » pour la Compagnie Henderson, qui l’affecte aux lignes de l’Inde. Il est racheté en novembre 1910, avec son sistership l’ « Ispahan », par les Messageries Maritimes. Les deux navires sont affectés aux lignes du Levant et de la Mer Noire ; premier départ de Marseille le 24 décembre 1910.

Le 22 mai 1912, pendant la guerre italo-turque, il est pris à partie sans succès par des batteries turques, alors qu’il quitte Smyrne avec 575 passagers italiens expulsés de Turquie.

Entre 1914 et 1918, il est utilisé pour les lignes de l’Océan Indien.

Le 18 décembre 1915, il embarque à Tamatave les 358 hommes de la 4ème Compagnie du 1er bataillon de Marche de Tirailleurs Malgaches. Il arrive à Bizerte le 16 janvier 1916.

Le 17 septembre 1916, il a la chance de repousser une attaque du sous-marin U35, du célèbre Lothar Von Arnaud de Laperrière.

Il sert au service postal et au transport de troupes jusqu’en 1919. Après quelques voyages en Mer Noire et un en Extrême Orient, il est désarmé à Marseille en 1922, et finalement démoli à Gênes en avril 1923.

Caractéristiques :

Longueur :  113 m. Largeur : 13,74 m. Jauge brute :  4132 tonneaux. Port en lourd : 6125 tonnes. Déplacement : 8800 tonnes. Passagers : 48 premières, 20 secondes, 390 en entrepont. Propulsion : machine à triple expansion ; 2 chaudières au charbon. Puissance : 1800 CV. Vitesse: 12 nœuds (ou 9.5 nœuds selon les sources…). 1 hélice. 1 cheminée.

Nous pensions cantonner à Toulon et y rester plus de temps. Certains avaient déjà appelé leurs épouses ou leurs parents dans cette éventualité ; mais non ! notre départ s’avéra imminent… Et nous appareillâmes à 17 heures.

Le 27 février,

Arrivés à Naples après une brève escale de 24 heures (juste le temps de se réapprovisionner), nous levâmes l’ancre dans la soirée.

Le 29 février

Nous empruntâmes le détroit de Corinthe. Ce fut un moment assez exceptionnel, car nous avions l’impression de pouvoir toucher les flancs de la falaise du bout des doigts, tant le passage était étroit. Puis nous arrivâmes au Pirée.

Le 1 mars

Après 12 jours de traversée, nous arrivâmes à Smyrne, (Izmir » de nos jours).

Le 6 mars 1920

Nous fîmes une brève escale à Salonique (Thessalonique de nos jours).

Après la défaite des Dardanelles fin décembre 1915, Salonique devint un immense rassemblement de soldats enclavés, où furent regroupés les restes des armées alliées vaincues. La situation du camp retranché était préoccupante…

Les Grecs, indécis, furent partagés entre leur roi Constantin 1er, germanophile, et leur premier ministre Vénizélos, qui prônait une alliance avec l’Entente. Les Franco-britanniques, bloqués, ne purent qu’attendre.

Dans cette foule se croisaient de nombreux soldats des armées alliées : des Anglais élégants affichant leur uniforme soigné et kaki, des infirmières de la Croix Rouge anglaise très bien habillées elles aussi. Reconnaissables entre tous, des « Bersagliers » coiffés de leur chapeau noir traditionnel (le vaira) orné de plumes de coq de bruyère. Des Russes, des Serbes, des Coloniaux français, des « annamites », venus de la lointaine province de l’« Annam », qui œuvraient dans les hôpitaux. Il y avait aussi des Noirs Africains, des Grecs partisans du ministre Vénizélos, affichant leur brassard tricolore aux couleurs du drapeau français.

L’autorité était représentée par des policiers grecs, français et anglais. Tous brandissaient une cravache, et tentaient de faire respecter l’ordre dans cette pagaille à grands coups de sifflets.

Tous ces hommes connurent la malnutrition et les maladies, comme la dysenterie, la malaria, le scorbut, et le paludisme. Pour combattre ces fléaux qui venaient se rajouter à leurs malheurs, ils se mettront, comme des milliers de militaires, à cultiver la terre. Georges Clémenceau, avec son bagout si personnel, les appellera : « les jardiniers de Salonique ».

Lire : Journey to Gallipoli :

l’embarquement

terminus Gaba Tépé   

Au premier abord, je fus très surpris par Salonique. C’était la ville la plus sale et la plus cosmopolite que j’aie jamais vu auparavant. Les rues étaient défoncées par l’énorme charroi pratiqué en permanence par des véhicules de toutes sortes et de tous gabarits. Les ornières engendrées par ce roulement incessant avaient créé un véritable bourbier où l’on s’enfonçait jusqu’aux chevilles.

J’espère que nous n’étions pas arrivés à destination et que cet intermède à Salonique ne serait que temporaire ; le plus court possible. En effet, nous rembarquions le lendemain matin dès « potron minet ».

Le 9 mars

Ce fut la fin de notre épopée, et nous accostâmes à Constantinople (la « Sublime Porte »).

CONSTANTINOPLE

Campagne de Cilicie (1920-1921)

Constantinople le 9 mars 1920

Chers parents,  

Je vous envoie quelques mots pour vous donner de mes nouvelles. Après 15 jours de traversée nous sommes enfin arrivés, mais pas encore à destination. Nous sommes logés, devrais-je dire parqués, dans un grand bâtiment, et nous couchons parterre.

Vous pouvez croire que j’ai fait un sacré voyage, et que s’il fallait me le payer dans le civil, ça coûterait « deux sous ». Je peux dire que j’en ai vu du pays, et que je suis sorti de mon trou ! 

Le voyage a été mouvementé, et nous avons eu mauvaise mer à trois reprises, surtout le dimanche du carnaval. Je m’en souviendrai toujours, car j’ai bien failli « boire la tasse ». Le navire faisait des bonds de plus de 10 mètres de hauteur, et les vagues submergeaient le bateau. Il y a eu deux soldats qui étaient montés sur le pont pour aller aux toilettes, et qui ont été emportés par une lame de fond.

Vous pouvez me croire aussi que j’ai été malade à rendre tripes et boyaux ; sur les 400 hommes du régiment, tous vomissaient. Enfin, nous sommes tout de même arrivés, mais nous ne resterons pas très longtemps. Ici la ville est belle, mais les rues sont dégoutantes.

Je ne peux pas encore vous donner mon adresse car elle n’est toujours pas fixée. ; dès notre arrivée, je vous l’enverrai.

Au cours de notre périple, nous sommes passés par le détroit des Dardanelles, et nous y avons vu les navires de guerre français qui ont été coulés en 1915.

Nous avons vu les cimetières français, presque tous en bordure de mer, ainsi que les forts turcs détruits par les canons franco-britanniques.

Chers parents, vous ne pouvez pas vous imaginer le voyage que va faire cette lettre avant de vous arriver. Je suis toujours en bonne santé et désire que ma lettre vous en trouve de même. Votre fils qui vous embrasse bien fort.

Antonin

 Le 29 mars 1920

J’ai passé un examen et on m’a nommé téléphoniste. Pour le moment, on m’a détaché à la 1ère compagnie du régiment, à Karakolle.

J’avais entendu dire que le 66ème RI était dans les parages, et j’y suis allé. A ma grande joie j’y ai retrouvé Eugène Bost, qui est manutentionnaire au ravitaillement du régiment…

Du coup, nous avons fêté nos retrouvailles, et avons copieusement mangé et bu beaucoup de vin ! une sacrée cuite ! vous-dis-je ; je m’en souviendrai longtemps… Nous avons fait un gueuleton pour la modique somme de 15 francs par tête. Le pinard était à volonté et ça ne coûtait presque rien, juste la peine de le boire. Nous avons fait cuire du beefsteak, mangé du poulet, des frites, des œufs, du beurre, du fromage ; on s’en est « mis plein la lampe ». Du coup, la nuit j’ai eu beaucoup de difficultés à trouver le sommeil, et au matin j’avais encore « mal aux cheveux ». J’ai dû boire 3 grosses tasses de « jus » (café) pour me désaltérer. Çà alors, jamais j’aurais cru retrouver un copain du pays ! on était à moins de deux kilomètres l’un de l’autre.

J’ai entendu dire une rumeur, c’est un bruit qui court ici, que la classe 19 serait libérée au mois d’octobre. C’est certainement un canular.

LE MANDAT DE LA S.D.N A LA FRANCE

Les Territoires ennemis occupés (en abrégé : TEO ; en anglais : Occupied Enemy Territories) sont des zones sous administration militaire conjointe britannique, française et arabe dans le Levant, zones qui, avant, faisaient partie de l’Empire ottoman.

En 1920, la Société des Nations octroya à la France un mandat au Levant. Celle-ci avait pour mission d’organiser l’administration des nations qui composaient l’ex-Empire ottoman, jusqu’au moment où elles seraient aptes à l’autonomie.

Les Français devaient enrôler et former des troupes locales pour fonder quatre nouveaux États indépendants éventuels :

1 – sur la côte et la chaîne côtière, le Grand-Liban

2 – un État alaouite

3 – à l’intérieur, la Syrie (très hostile aux Français)  

4 – plus au Sud, le djebel druze (qui était âprement opposé à toute ingérence, refusait toute assimilation, et voulait une indépendance immédiate).

Le Sultan Pacha al-Atrach, leader de la révolte druze contre la France

Forte de son expérience nord-africaine, l’armée française s’en inspirera pour accomplir sa mission.

Afin de pouvoir recruter des troupes sur place parmi les populations indigènes, il fut décidé de respecter les spécificités de la trentaine de peuples (tous très différents, et opposés par leurs confessions et leurs origines ethniques).

La majorité était sédentaire. Cependant il existait (surtout en Syrie et dans le djebel druze) des groupes plus belliqueux, composés d’excellents cavaliers (ceux-ci étaient très protecteurs de leurs coutumes et n’étaient pas plus disposés à supporter les Français que les Turcs).

Parmi les Chrétiens, il y avait des Maronites, mais également des Grecs, Arméniens et Assyro-Chaldéens. Parmi les musulmans, on trouvait des bédouins nomades côtoyant des Kurdes, des Alaouites, des Ismaïliens, des Turcs, des Tcherkesses et des Druzes. Ces derniers formaient un groupe qui avait rompu avec l’islam depuis le Xème siècle, et qui n’avait jamais fait allégeance aux Ottomans. Ils s’étaient expatriés dans le djebel (qui porte leur nom), et ne s’étaient jamais assimilés ni aux chrétiens, ni aux musulmans.

Les Tcherkesses, musulmans de confession, étaient originaires, eux, du Caucase. Ils furent chassés de leurs territoires par les Russes à la fin du XIXème siècle. Ils se mirent sous la dépendance des Turcs et, pour environ 40.000 d’entre eux, seront disséminés en Macédoine et en Roumélie (péninsule balkanique). Ceux qui seront éparpillés dans la région de Damas recevront des terres, mais ne s’assimileront pas à la population.

Constantinople le 14 avril 1920

Nous sommes devenus le 16ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais C.H.R, Armée d’Orient, secteur 509.

Nous venons de fêter avec Eugène l’« enterrement » de la deuxième année, et le commencement de la troisième et dernière. Demain, c’est du « 364 au jus », après, ce sera la « fuite » …

LOI DES TROIS ANS

Le projet de loi visant à porter la durée du service militaire à trois ans avait d’abord vu le jour sous le quatrième gouvernement d’Aristide Briand.

La loi des Trois ans, ou loi de Trois ans (dite aussi « loi Barthou »), est une loi française de 1913 qui augmentait la durée du service militaire de deux à trois ans. Elle fut promulguée en vue de préparer l’armée française à une guerre éventuelle avec l’Allemagne, laquelle interviendra l’année suivante ; la Première Guerre Mondiale.

Avec Eugène (deux gars du pays), on en profite bien ; nous sommes devenus les deux as du pays de la classe 19 de Haute-Loire. Comme je l’ai déjà dit, nous ne sommes pas très éloignés l’un de l’autre, moins de deux kilomètres ; comme au pays : moi à Aurec-sur-Loire, lui aux Ollagnières. Alors on en profite, on se remonte le moral comme on peut, et le pinard coule à flots.

Ici le courrier est très irrégulier. Certaines lettres, tout dépend du bateau, mettent 8 jours de plus pour arriver à destination.

SYRIE

Guerre franco-Syrienne

(Mars 1920-juillet 1920)

La guerre franco-syrienne opposa, de mars à juillet 1920, la République française au royaume arabe de Syrie.

En 1920, les Français reçurent un mandat de la Société des Nations sur la Syrie et le Liban (protectorat). Les termes du mandat étaient « de mener la Syrie à l’autodétermination politique, c’est-à-dire à l’indépendance, dans les plus brefs délais et de protéger son intégralité territoriale ».

Pour maintenir l’ordre sur ces territoires, la France constitua une force armée, l’armée du Levant.

La Syrie fut créée à la suite des accords Sykes-Picot de 1916 entre la France et l’Angleterre. Ces deux puissances se partagèrent les restes de l’Empire ottoman. La Syrie devint un territoire sous mandat français.

Le 8 mars 1920, le congrès syrien regroupant les Nationalistes proclama à Damas un royaume arabe de Syrie, avec Fayçal à sa tête et Hachem al-Atassi comme Premier ministre. La France et le Royaume-Uni s’opposèrent immédiatement à ce nouveau royaume, qui regroupait la Palestine, le Liban et la Transjordanie en plus de la Syrie actuelle.

En avril 1920, la conférence de San Remo et la SDN leur donnèrent explicitement mandat pour se partager les territoires du Levant. Le Royaume-Uni reçut la Palestine, la Jordanie et la Mésopotamie, la France la Syrie, y compris le Liban.

Au 1er janvier 1921, les effectifs étaient de 2 200 officiers et 62 000 hommes de troupe plus 3 200 auxiliaires syriens.

En Syrie le 2 juin 1920

Nous avons été transférés de Constantinople jusqu’en Syrie par bateau, le « Batavia », un très grand navire. Ici, hormis la chaleur étouffante, on doit se battre contre les puces et les moustiques. Nous avons des moustiquaires : c’est comme un filet à poissons ; les mailles sont minuscules, alors si on veut dormir sans se faire piquer, on s’y installe dedans. Dans ce pays, il fait plus chaud qu’à Constantinople. Des fois je me dis que si mes parents voyaient cette nation, ils prendraient peur ! c’est tellement sauvage… De plus, l’acheminement du courrier est très aléatoire et ne fonctionne pas très bien. Ici on n’écrit pas comme l’on veut, tout dépend de ce que l’on trouve pour écrire.

Le 5 juin 1920

En tant que téléphoniste, ici ce n’est pas le « filon » : les lignes sont coupées régulièrement. Pour aller les réparer dans ce « bled », il faut avoir l’œil.

Chaque matin, le réveil est à 4 heures. A 9 heures, on mange de la soupe, et de 10 heures à 3 heures de l’après-midi, il est défendu de sortir des bâtiments : dehors, il fait trop chaud…

Pour le Jour de l’An, j’espère être de retour à Aurec-sur-Loire, ; ça ne sera pas trop tôt ! je m’en rappellerai de ces trois années de service…

En Syrie le 20 juin 1920

Chers parents,

Ces quelques lignes pour vous donner de mes nouvelles. Ici, on est complètement désorientés : hier par exemple, on était dimanche, et bien je n’en savais rien. On vit comme des bêtes ; les trois quarts du temps on se demande toujours le jour que l’on est. Nous voilà bientôt à la fin du mois de juin, et la fenaison doit aller bon train à Aurec ; et s’il fait beau temps, vous devez commencer à en voir la fin. Je crois que vous aurez du travail pour monter le foin au grenier ! une dure corvée en perspective…

Vous me direz si vous y mettez toujours le foin des Buisson, et s’ils vous ont donné un coup de main pour le monter.

Vous me direz aussi quelles sont les nouvelles au sujet de la longueur du service militaire, car je commence à en avoir marre de cette vie. Est-ce que la classe 21 doit passer au Conseil cette année ? Enfin ! demain ce sera du 215 au jus…

S’il y a des pommes cette année, il faudra essayer de faire du cidre. Si j’en avais en ce moment, vous pouvez croire que j’en « boirais bien un coup ». Ici, on ne risque pas de devenir alcooliques ! on ne sera pas brûlé par l’alcool. Tous les jours c’est le régime « grenouille ! »

Ici, il y a bien des vaches et des chèvres, mais je ne sais pas ce qu’ils font du lait, on ne voit jamais ni fromages, ni beurre. Si vous voyiez ces pays, il n’y a pas un arbre, rien que des montagnes, et tout est brûlé par le soleil ardent.

Chers parents, je suis toujours en bonne santé et désire que ma lettre vous en trouve de même. Votre fils qui vous embrasse bien fort.

Antonin

Le 26 juin 1920

Je pense que nous en avons fini de marcher en colonne ; et c’est tant mieux, car il y en avait marre ! à la place, nous sommes allés occuper un « patelin ». Voilà bientôt deux mois que l’on ne mange que du « singe » (en « argot poilu » : boîte de conserve de corned-beef) et des biscuits. Nous marchons sous la chaleur avec tout notre barda, parfois deux jours sans trouver une goutte d’eau. Mais on tient le coup…

Le 2 juillet 1920

La ville que nous contrôlons en ce moment avec deux bataillons compte 50 000 habitants ; elle se nomme Antioche. J’ai repris mon activité de téléphoniste dans une ancienne école, qui est elle aussi infestée de puces. Nous évoluons dans un contexte étouffant : ici la chaleur est encore pire qu’à Constantinople ; ce n’est pas ici que nous aurons des engelures. La nourriture est frugale : des légumes et deux « cars » (tasse munie d’une anse) de pinard ; quand il y en a…

Le 10 juillet 1920

Nous sommes toujours à Antioche ; il y fait de plus en plus chaud, et j’occupe toujours mon poste au téléphone. Jamais je n’aurais cru qu’il fasse aussi chaud dans ces pays ! Ce matin, j’ai pu acheter trois œufs pour vingt sous, et un litre de lait pour la même somme. Les melons ne manquent pas ; on peut en avoir deux jolis aussi pour 20 sous. Alors on ne s’en prive pas !

Il ne pleut jamais, ou très rarement. Il parait que s’il tombe quelques gouttes, les gens ici se cachent ; ils ont peur et ne savent pas ce qu’il leur arrive.

GUERRE EN SYRIE

La guerre franco-syrienne opposa la République française au royaume arabe de Syrie, de mars à juillet 1920. La bataille de Khan Maysaloun se déroula le 24 juillet 1920. Elle opposa les forces du royaume arabe de Syrie et l’Armée française du Levant. Elle se termina par une victoire française décisive.

Le 12 juillet 1920

Il y a des endroits où l’on se bat, c’est vrai ! mais pour le moment, je n’ai participé à aucun combat réel. C’est surtout lorsqu’on marche en colonne que nous sommes parfois attaqués. Ça nous est arrivé à trois reprises, et la dernière fois on a eu deux Sénégalais blessés.

Dans notre nouveau cantonnement, les choses ont changé ; en mieux. Cette fois, on n’a pas à se plaindre, l’eau ne manque pas, et en plus nous avons un « car » de pinard et un de rhum. Bien sûr, on a toujours l’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, mais on espère tous tenir le coup ; on ne peut pas se battre continuellement…

Aujourd’hui, il est arrivé des convois militaires avec beaucoup de matériel, des troupes et de l’artillerie. C’est d’autant plus inquiétant, car on nous dit que les rebelles sont partout refoulés, alors pourquoi toute cette profusion d’armes ? D’ailleurs, me dis-je, notre ennemi ne se bat pas d’une manière conventionnelle, ce n’est pas une armée, c’est simplement des bandits. Pour l’instant, je suis toujours à mon poste, je suis Antonin le téléphoniste…

Le 4 août 1920

J’ai reçu un colis de mes parents, il y avait une bouteille d’alcool à l’intérieur ; elle est arrivée entière… Elle sera bien utile pour désinfecter l’eau que nous buvons. Il fait une chaleur accablante…

Le 23 septembre 1920

La température a baissé ! c’est une bénédiction car les nuits sont plus fraîches, et l’on dort mieux. Je crois que c’en est fini du paludisme et des fièvres ; enfin je le pense vraiment ! Beaucoup parmi la troupe ont changé : ils ont maigri. S’ils devaient rentrer en France maintenant, on ne les reconnaîtrait plus… En ce qui me concerne, je n’ai jamais été indisposé par toutes ces maladies… Tout dépend des tempéraments…

Le 30 septembre 1920

Pas grand-chose de nouveau, sauf qu’il s’est mis enfin à pleuvoir, mais ça n’a pas duré. Je me suis laissé dire que nous entrions dans la saison des pluies. Pour l’instant, il fait toujours chaud, mais une chaleur équivalente à celle que nous avons au mois d’août en France. Les nuits sont plus fraîches, et il y a moins de moustiques et de puces.

J’ai lu dans le journal que le président Paul Deschanel a été remplacé par Alexandre Millerand. Je ne vois pas trop ce qui changera pour nous, mais bon, c’est comme ça. Comment peuvent-ils savoir, l’un ou l’autre, ce que nous vivons ici ? Ah, au fait ! j’ai oublié de dire que demain, c’est du 123 au jus ; c’est vital, maintenant je compte les jours…

Le 8 octobre 1920

En ce moment, il ne cesse de pleuvoir ; les routes se sont transformées en véritable bourbier. Nous ne couchons plus sous les toiles de tentes, mais sous des tentes marabouts (espace de couchage plus grand). Là au moins, on est à l’abri de la pluie. 115 au jus…

Le 22 octobre 1920

R.A.S. J’ai demandé à mes parents de m’envoyer un peu d’argent par mandat.

Le 23 novembre 1920

J’ai reçu une lettre de mes parents qui me disent qu’ils ont beaucoup de travail, et qu’ils ont fort à faire pour arracher les pommes de terre. Je les crois aisément, surtout s’il fait à Aurec-sur-Loire le temps qu’il fait ici ; car maintenant, il pleut tous les jours…Et il ne fait pas chaud.

En Syrie le 29 novembre 1920

Chers parents

Je vous envoie ces deux mots pour vous donner de mes nouvelles. Aujourd’hui, j’ai reçu 3 lettres de vous qui m’ont fait un grand plaisir de savoir que vous êtes en bonne santé. Il y avait quelques jours que je n’avais rien reçu de votre part. Les deux ou trois coupons de journaux que vous avez eu l’obligeance de glisser dans l’enveloppe de ma lettre m’ont rassuré.

Ici, il se disait que nous ferions trois mois de rabiot. Heureusement, le peuple français a un peu compris la chose : il y a eu sans doutes des murmures autour de ce fameux projet, et il n’est pas passé ; tant mieux.

Je vous disais que demain ce sera du 59 au jus, et que nous en verrons bien la fin. J’espère qu’une fois parti d’ici avec mes 52 jours de perm, ils ne feront pas trop moisir au dépôt. Quant au tabac dont vous me parlez, ne vous en faites pas, je ferai mon possible pour vous en rapporter.

Je ne vois pas autre chose à vous dire pour aujourd’hui. Je suis toujours en bonne santé et désire que ma lettre vous en trouve de même. Votre fils qui vous embrasse très fort.

Antonin

Le 18 mai 1921, après trois années effectuées au service de la France, Antonin Delhomme fut renvoyé dans ses foyers. Il mourra dans son lit à Aurec-sur Loire, le 23 novembre 1976.

Antonin Delhomme, debout au centre de la photo

Pour une meilleure compréhension et facilité de lecture, certains mots et phrases des correspondances d’Antonin ont été modifiés.   Hormis Antonin Delhomme, qui a véritablement existé, cette nouvelle est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait qu’une pure coïncidence. Seuls les événements historiques sont authentiques.

Publié précédemment : « Du sang sur les bleuets » Éditions Volume.

« Un poilu du Levant », une nouvelle extraite de mon livre « Des Poppies et des larmes ».

Lire dans la même collection :

Un taxi pour Gagny 

Malgré moi

Une source en enfer

Journey to Gallipoli, l’Embarquement

Journée to Gallipoli, Terminus Gaba Tépé

Nuages Flamands

Une journée sur le front

Le Zeppelin « A stairway to hell ! »

La plume blanche

Les taupes de Cardiff

On garde le moral

Les chemins de la Repentance

La guerre d’Antonin

Un Poilu du Levant

« All gone but not forgotten »

 

Sources :

Mes photos

Photos publiques Facebook

La Grande Guerre, Éditions ALP/Marshall Cavendish, 1997/1998

14-18 Le magazine de la Grande Guerre, N°1 à 34 de 2001 à 2006

C’était la guerre des Tranchées, Tardi, Éditions Casterman

Le Chemin des Dames, Pierre Miquel, Éditions Perrin 1997

Mourir à Verdun, Pierre Miquel, Éditions Tallandier 1995

Les mutineries de 1917, documentaire TV de Pierre Miquel

Paroles de Poilus, Éditions Tallandier 1998

La première guerre mondiale, Suzanne Everett, 1983

Frères de tranchées, Marc Ferro, Éditions Perrin 2005

Tous mes remerciements au services des archives de la ville d’Aix en Provence.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Arm%C3%A9e_fran%C3%A7aise_d%27Orient

https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_franco-syrienne

https://fr.wikipedia.org/wiki/Arm%C3%A9e_du_Levant

https://croixdeguerre-valeurmilitaire.fr/wp-content/uploads/2019/01/Troupes-franc%CC%A7aises-au-Levant-1919-1945-2.pdf

https://fr.wikipedia.org/wiki/Armistice_de_Moudros

https://www.messageries-maritimes.org/caucase.htm

 

 

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