« Une source en enfer »

« UNE SOURCE EN ENFER »

Une nouvelle de mon livre, « des Poppies et des larmes »

BATAILLE DU BOIS-LE-PRÊTRE

De septembre 1914 à juillet 1915

« LA CROIX DES CARMES »

La Croix des Carmes. Cette croix se trouvait sur le champ de bataille. Elle est aujourd’hui enchâssée dans la pierre de ce monument.

 

De l’automne 1914 jusqu’au printemps 1915, l’armée française essaie de se rendre maître du secteur du Bois-le-Prêtre et progresse aux prix de pertes spectaculaires. Le 4 juillet 1915, une contre-attaque allemande réinvestit la quasi-totalité du terrain gagné par la 73ème DI. Le théâtre d’affrontements répétés autour de la Croix des Carmes est un véritable carnage. Les Français ont pris la peine de mettre en lieu sûr cette croix en bois afin d’éviter sa destruction.

La Croix des Carmes fut mise ici à l’abri par les soldats francais. Aujourd’hui c’est une réplique symbolique de la croix des combats de 1914-1915

Dès lors, le front s’immobilise et ne bougera presque plus jusqu’à la fin de la guerre. Les assauts feront 7000 morts chez les deux belligérants.

Soldat Godefroy Arnoux, 73ème DI.

Commune de Montauville près de Pont-à-Mousson, Meurthe et Moselle.

1914, Bois-le-Prêtre.

Depuis le mois de novembre 1914, nous étions bloqués, face à face avec les boches. Le terrain, ici, était formé d’une succession de petites gorges encaissées.

L’ennemi se trouvait solidement fortifié, près de la maison forestière, jusqu’au centre du ravin. Notre régiment se positionnait à la lisière du bosquet et lui faisait front. De nombreuses petites sources alimentaient des ruisselets au milieu des fourrés. D’une manière anarchique, ceux-ci serpentaient entre les positions et se transformaient en ruisseaux plus nourris au fond du vallon.

Entre nos deux lignes respectives s’étendait un inextricable entrelacement de fils de fer barbelé. Par endroits, seulement quelques dizaines de mètres nous séparaient de l’ennemi. Nos défenses respectives étaient protégées par des chevaux de frise, disséminés de telle façon qu’ils interdisaient toute intrusion.

 Ces défenses étaient reliées par des queues de cochon enfoncées profondément dans la terre meuble, qui retenaient dans leurs griffes une multitude d’objets de toutes sortes. Cette promiscuité avait malgré tout quelque chose de bon. Les bombardements ne pouvaient s’effectuer de trop près, à défaut de canarder ses propres lignes. Alors, les obus tombaient un peu plus loin à l’arrière. Une certaine terreur s’était installée dans ce paysage quasi cauchemardesque.

Équipement du fantassin allemand de 1914-1915.    

Uniforme du fantassin allemand en 1914

– Un casque à pointe en cuir bouilli (le « Pickelhaube »). En campagne, il est recouvert d’une housse protectrice en toile, pouvant porter ou non le numéro du régiment.  

 

– Un fusil Mauzer Gewehr, modèle 1898.

Mauser Gewehr 98

– Une baïonnette, modèle 1898.    

– Un pantalon en drap, orné d’un passepoil rouge.    

Uniforme du fantassin allemand de 1914

– Une tunique (ou vareuse) en drap vert-de-gris à col rabattu, fermée par 8 boutons, portant la couronne royale au milieu.

– Une paire de bottes en cuir brut, modèle 1866.

– Un havresac en toile contenant des vivres, le nécessaire de toilette, le linge de rechange. La gamelle est fixée sur le rabat. La capote et la toile de tente sont attachées en fer à cheval.

– Un ensemble de cartouchières en cuir fauve, modèle 1919. Elles peuvent contenir 60 cartouches.

– Un bidon de 80 cl, modèle 1910.

– Une plaque d’identité.

– Des grenades, modèles 1914.

Ce secteur, qui était naguère très boisé, avait été ravagé par des orages de projectiles. Les tonnes d’acier qui s’étaient abattues ici avaient laminé la forêt, ne laissant que quelques arbres miraculeusement debout, dépourvus de tout feuillage. La terre regorgeait de cadavres ; certains étaient là depuis le début du conflit et pourrissaient sous nos yeux.

Depuis des mois, des deux côtés, les mêmes troupes occupaient les mêmes lieux ; nous commencions à bien connaître ceux d’en face. Un statu quo s’était alors instauré avec l’adversaire. Des fraternisations sporadiques eurent cours, avec des échanges de cigarettes, des chants en commun de part et d’autre des tranchées belligérantes. Incroyable non ?

Dès septembre 1914, Français et Allemands portent leurs efforts sur une ligne qui se situe entre le lieu-dit « Quart en réserve » et la maison forestière du Père Hilarion.

La fontaine du père Hilarion

Les Français de la 128 DI et de la 73 DI du général Lebock sont au contact des 77ème et 46ème IR du général Allemand Von Strantz.  

Les combats du mois de septembre sont d’une extrême violence.  Sur le secteur allemand on se bat au corps à corps, à coups de baïonnettes, à coups de couteaux et de crosses de fusils. Du 22 au 25 septembre, rien que du côté français on dénombre 3500 tués ou blessés. En six mois, sur un front d’un peu moins d’un kilomètre carré, 14 000 soldats périront, 45 000 seront blessés.

Mai 1915.

Depuis le mois de décembre ce n’étaient qu’attaques et contre-attaques. Les morts et les blessés tombaient comme des mouches. Après chaque assaut, il fallait se renforcer et consolider nos fortifications mises à mal par le marmitage des minenwerfers. Les gestes de bravoure se succédaient des deux côtés. Lors de ces combats, il y eut beaucoup d’éclats hauts en couleurs et d’actes héroïques. Le plus souvent ces fiers soldats, seuls face à l’ennemi, chargeaient sabres au clair ou à la baïonnette. Leur élan, si enthousiaste, se terminait désespérément dans un bain de sang.

Le minenwerfer, ou lance-mine, est un mortier léger de 76 mm. Il est difficilement transportable par les hommes de troupes pendant les combats en raison de son poids : 100 kilos.

Un minenwerfer de 76 mm allemand

 Les servants de cette arme peuvent assurer une cadence de tir de 20 coups par minute, sur une durée limitée., Sur une courte distance, son tir courbe augmente sa précision et permet la destruction des fortifications adverses. Le mortier de 76 mm tire des obus de 4,5 kg sur une distance variant de 300 à 1000 mètres, suivant le réglage de sa hausse. C’est une arme excellente dans les assauts rapprochés de cette guerre. Il est le précurseur de l’artillerie moderne de tranchée et du lance-grenades. Les poilus français l’appellent aussi torpille, tortue, ou crapouillot. En disposant d’une telle arme, les Allemands ont, dès le début du conflit, une avance importante dans ce style de combat.    

Pour répondre à cette terrible menace, les Français élaborent dans l’urgence le modèle 58 (crapouillot). Les régiments sont équipés dès mai 1915, mais il est déjà trop tard, le mal est fait ; le minenwerfer a accompli son œuvre destructrice.

 

Après chaque assaut, nous récupérions les corps de tous ces malchanceux au péril de notre vie. Mais l’ennemi en faisait autant avec les siens, et une entente tacite s’instaura des deux côtés pour accomplir la triste besogne. Quelques coups de feu éclataient malgré tout, tirés par des récalcitrants qui se refusaient à tout accord avec l’ennemi qu’ils jugeaient contre-nature.

Quelle macabre corvée que de transporter tous ces corps ensanglantés ! On les chargeait sur les plateaux des camions, tels des paquets de linge sale, bien empilés les uns sur les autres pour gagner un maximum de place. Certains manifestaient d’étranges rictus sur leur face livide. Que voulaient-ils exprimer au-delà de la mort ? L’injustice ? Le désarroi ? Je fus longtemps hanté par tous ces masques mortuaires.

Équipement du fantassin français de 1914 – 1915.    

Uniforme du fantassin français en 1914

– Un képi, modèle 1884, plus une cervelière.    

Képi et cervelière du fantassin français de 1914

– Une capote, modèle 1877, en drap de laine « gris de fer bleuté », le n° du régiment inscrit sur le col.    

Soldat français 1914

– Une cravate, rectangle de coton « bleu marin. »

– Un pantalon, dit garance, modèle 1867, un caleçon, et une chemise.

– Une paire de jambières, adoptée en 1912.

– Une paire de brodequins cloutés, modèle 1912.

– Un fusil, dit Lebel, modèle 1886, modifié 1893.

– Une épée baïonnette, modèle 1886, dit Rosalie.    

Fusil, Lebel, modèle 1886

– Une cartouchière, modèle 1888.

– Un havresac en toile cirée, surnommé Azor ou As de carreau par le poilu.

– Une musette en toile de lin.

– Un bidon de 1 litre recouvert de drap.

– Un quart en fer de 25 cl.

Je ne saurais l’expliquer, mais j’éprouvais comme une certaine bienveillance envers tous ces infortunés. Je me disais qu’ayant été extirpés à la terre du no man’s land, ils avaient droit à une

Bataille du Bois-le-Prêtre 1914-1915

sépulture décente. Les autres corps qui étaient trop inaccessibles entre les lignes, devaient encore attendre et subir les outrages dévastateurs du fer et du feu.

Et croyez-moi si vous le voulez, ça pétaradait dur ! Mais le front s’était stabilisé. Des deux côtés, on avait compris que toute tentative pour reconquérir le terrain n’était qu’un pur suicide.

Visite de M. Raymond Poincaré, Président de la République.

Les assauts en terrain découvert avaient cessé. Alors, pour compenser, on s’envoyait sur la tête tout ce qu’on avait de disponible. Sans crier gare, et avec une précision diabolique, les marmites des usines Krupp broyaient irrémédiablement les chairs et le matériel. Chaque seconde, chaque minute, chaque heure apportait son lot de destruction et de malheur ! Pour ne pas être en reste, nos crapouillots répliquaient au coup par coup, et répandaient un nuage de mort chez les boches.

Si seulement l’on pouvait se concerter, faire une trêve, et accepter que dans les deux camps il y avait eu assez de morts ! Un accord tacite arrêterait cette tuerie ! Mais ce n’étaient que des rêves de pacifiste, et je me devais de les garder pour moi. De tels propos auraient pu être mal interprétés et me faire accuser de défaitisme, voire de traitrise. Et en pareil cas, face à l’ennemi, c’était systématiquement le poteau d’exécution.

Antenne médicale allemande

Je ne savais pas pourquoi, mais l’on m’avait reconnu des aptitudes physiques, largement surestimées d’ailleurs. De toute évidence, ça arrangeait beaucoup de monde. Régulièrement, le capitaine Janselme me confiait des messages urgents à transmettre aux autres unités voisines de la nôtre. Comme par exemple la 128ème DI, qui faisait le coup de feu au même endroit que nous. J’étais devenu par la force des choses un coureur. Lors de ces courses effrénées, je m’interdisais

Combats du Bois-le-Prêtre en février 1915

de penser à autre chose qu’à mon objectif primordial. Je devais transmettre ce précieux pli en temps voulu et à la bonne personne, qui, souvent, n’était pas facile à trouver dans la confusion. Il était évident que de ma vitesse, de ma prudence, de ma vie même, dépendaient peut-être celles de dizaines d’autres. Inutile de préciser qu’il me fallait être très vigilant face à tous les obstacles imprévus, et surtout trouver les solutions rapidement.

La plupart du temps, dans les boyaux, j’effectuais le trajet tête baissée. Je m’abritais le plus possible derrière les parapets de tir, les casemates et autres redoutes. J’étais une cible de choix très recherchée des tireurs d’élites adverses, qui se tenaient à l’affût, toujours disponibles pour me loger une balle dans la tête.

J’avais pris une certaine assurance au fil du temps. Je connaissais un grand nombre de soldats, et tous me saluaient sur mon passage. J’avais droit à des tapes dans le dos, ou bien des plaisanteries du genre : « Où vas-tu si vite ? Ne t’en va par là, la guerre c’est de ce côté ! »

Je jouais mon rôle du mieux possible, et m’écriais : « Pli urgent, laissez passer ! » Puis de grands rires éclataient parmi la troupe.

Cloche blindée d’observation

J’avais trouvé ma place dans cet odieux concert ! Mon public, c’était ces centaines de cloportes parmi lesquels j’assurais le spectacle en jouant le premier rôle.

10 mai 1915.

Ma chère Jeanne, mon amour.

Je me décide à t’écrire ces quelques lignes. Il faut dire que ces derniers jours, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour prendre la plume. Ici, tout n’est que désolation et chaos. Je ne peux pas t’expliquer par des mots ce que je vis. Chaque instant apporte son lot de malheur, et j’ai énormément de peine à surmonter tout ce que je ne peux pas comprendre et admettre. Hier au soir, nous avons trinqué tous ensemble, avec mes potes Pierotti, Dumoulin et Mervaux.  Nous nous sommes même allés à rire franchement ; il faut dire que c’était l’anniversaire du cadet, Jeannot Pierotti. Alors, nous avons bu sans retenue, et le pinard a coulé à flot. Ce fut un moment mémorable et nous avons un peu oublié nos misères quotidiennes ; il y avait bien longtemps que n’avions été à pareille fête. La nuit fut brève ! Nous avons été réveillés, soudainement, par un bombardement en règle des boches qui n’avaient cure de notre petit réjouissement de la veille. Le crâne encore rempli des effluves de l’alcool, nous avons été cueillis à froid et fauchés comme des blés mûrs. Notre artillerie a riposté presque instantanément, répandant à son tour la mort dans le camp adverse. Les tranchées ont été ensevelies sous des tonnes de terre, et bon nombre de soldats ont été enterrés vivants sous les décombres. Durant de longues minutes, nous avons craint une attaque allemande pour clore le tout ; mais il n’en fut rien. Le marmitage n’avait pour but que de nous user un peu plus, et mettre notre moral au plus bas. Nous avons passé des moments affreux ! C’est impossible de se faire une idée d’un pareil carnage. Les morts, français et boches, recouvrent le terrain, couchés dans la boue. Ils sont entassés, entremêlés, parmi des têtes, des jambes et des bras, orphelins de leurs propres corps. Dans notre désarroi, on leur marche dessus ; on a de l’eau jusqu’aux genoux. L’orage de fer et de feu passé, beaucoup de soldats manquaient à l’appel … C’est alors que j’ai découvert Jeannot, gisant sans vie à quelques coudées de moi, la tête broyée par un éclat d’obus. Nous aurions voulu crier notre rage et notre désespoir ; il n’avait que vingt ans ; mais à quoi bon ! La mort me frappera à mon tour, il ne faut pas désespérer, et si elle vient, ce sera une délivrance. J’aimerais dire à tous ceux qui veulent la guerre, à tous ces planqués et à tous ces embusqués, que nous les attendons ! qu’ils viennent nous remplacer ! Après ils pourront causer !

Ma chérie, il est inutile de m’écrire. Dans le gouffre où nous nous trouvons, tout peut arriver d’un moment à l’autre ; la mort nous guette à chaque seconde. J’essayerai de te donner de mes nouvelles à chaque fois qu’il me sera permis de le faire. Malgré toute ma solitude, ma haine et mon désespoir, je te promets de survivre dans cet enfer, et de revenir vivant. Après tout, il n’y aura pas que des morts, il y aura aussi des blessés, alors…

 PS : La censure visionnera ma lettre, c’est à peu près sûr, mais si elle passe, dis à tout le monde ce que nous vivons ici ! Il faut que le public sache la vérité !

Godefroy.

Les hommes du Génie avaient creusé des sapes souterraines, boisées et étayées solidement. Des escaliers avaient été construits perpendiculairement à la ligne de front, ce qui en facilitait l’accès.

Entrée d’un abri

Entrée d’un abri bétonné

De plus, c’était une bonne protection contre les tirs d’artillerie des minenwerfers et autres marmitages allemands. Ces excavations avancées avaient pour but de repérer toute progression de l’ennemi. L’installation de postes d’écoutes dans ces abris avait pour mission de localiser les poses de mines souterraines aux conséquences souvent très destructrices.

Par deux fois nous avions attaqué au Bois-le-Prêtre et au Quart en Réserve, par deux fois nous avions été repoussés. Le gain de terrain était presque nul, et la zone qui s’étendait autour de la maison forestière du père Hilarion avait été le théâtre de durs combats.

Le domaine de la maison forestière du Père Hillarion, qui était situé au centre des combats, fut le témoin d’assauts acharnés. Jusqu’en 1917, ce sera le lieu de rédaction du journal de tranchée le « Mouchoir ». Il y sera édité pendant presque tout le conflit.

La fontaine et la maison du père Hilarion

Ce jour-là, ça pleuvait dur sur nos têtes. Et je ne fais pas allusion à la pluie. Des milliers de billes de shrapnel flagellaient les parois de nos tranchées. Bon nombre de soldats avaient été surpris par l’orage de plomb, et geignaient au fond des abris, étendus sur les caillebotis détrempés et rougis de leur sang. Le courrier que je devais transmettre était urgent. Je n’avais aucune autre alternative que de fermer les yeux sur tous ces malheureux qui imploraient mon aide. Et c’est en désespoir de cause que j’obéissais aux ordres, et uniquement à ceux-ci.

Le secteur des combats sur le Bois-le-Prêtre s’étendait sur une longueur d’environ 1500 mètres, c’est dire si les régiments étaient compressés les uns contre les autres. Les fantassins de ces régiments avaient été surnommés par les Allemands « Les Loups du Bois-le-Prêtre ».    

Le secteur de Bois-le-Prêtre décembre 1914

Sur cette courte distance se positionnaient :  

La 73ème DI, général Lebock :  

Henri Marie Lebocq

 

353ème RI d’août 1914 à juin 1916 (dissolution)

356ème RI d’août 1914 à novembre 1918

367ème RI d’août 1914 à novembre 1918

368ème RI d’août 1914 à juin 1916 (dissolution)

369ème RI d’août 1914 à février 1917  

 

La 128ème DI général Georges Riberpray, brigade mixte :  

Médaillon à la mémoire du Général Georges Riberpray

 

100ème RI de juin 1915 à février 1917

167ème RI de juin 1915 à novembre 1918

168ème RI de juin 1915 à novembre 1918

169ème RI de juin 1915 à novembre 1918  

 

Ces unités étaient renforcées par trois formations d’artillerie et des éléments du 10ème Génie.

Vestiges d’une tranchée française

Ma progression se faisait de plus en plus difficile, et bon nombre de survivants, en plein désarroi, m’obstruaient le chemin. Si bien qu’il devint presque impossible de traverser le boyau de soutien. Des gars du Génie gisaient sans vie, à même la terre arrosée de leur sang.

Les tranchées apparentes (côté français)

Ils étaient enchevêtrés dans leurs câbles et leurs rouleaux de fil de fer barbelé. Ce qui rendait l’issue de secours inextricable ; toute solution de repli était interdite ; il était devenu impossible de traverser. Que me fallait-il faire ? M’extraire de cet amas de corps relevait de la gageure. Nul doute que ceux d’en face étaient à l’affût et attendaient le moment propice pour me tirer comme un lapin. Pourtant, si je voulais sauver ma peau, il me fallait contourner cet obstacle et risquer une sortie sur le parapet. Il n’y avait pas d’autre solution…

Je fus alors submergé par une foule de questions. Qu’allait-il advenir de ma pauvre carcasse ? Aurais-je assez de temps pour surgir au-dehors sans attirer l’attention ?

Je profitai de la confusion qui régnait alors pour m’aventurer à lorgner les lignes adverses, par œil de visée d’une meurtrière.

Tranchées allemandes

Sur ma gauche, un promontoire de terre remuée formait un refuge précaire, mais qui pouvait me convenir sans trop me faire repérer. Je m’élançai donc, tout de go, dans une seule impulsion. Après avoir fait plusieurs tonneaux sur moi-même, je me retrouvai à l’abri. Le terrain était si recouvert de cadavres que j’aurais pu le traverser, d’un bout à l’autre, sans jamais poser le pied par terre. Lentement, en contrôlant chaque geste, j’avançai prudemment vers ma cible. L’autre partie de la tranchée, celle qui n’avait pas été barrée par les éboulis, me paraissait inaccessible. Plus je progressais, plus elle semblait s’éloigner. Finalement, j’arrivai sans trop de dommage à bon port, et me laissai glisser lourdement de tout mon poids dans cette cavité salvatrice. Là, la tourmente causée par l’artillerie boche avait été moins dévastatrice, et je pus reprendre ma mission.

Je fus détourné à plusieurs reprises de mon itinéraire, mais cette fois-ci, sans sortir des retranchements. Il y régnait un foutoir monstre ; les boyaux n’étaient pas assez larges pour contenir le flux des hommes qui l’empruntaient dans les deux sens. Les brancardiers occupaient tout l’espace. Nombreux furent ceux qui choisirent de porter eux-mêmes leur blessé à bras le corps, plutôt que d’utiliser une encombrante civière.

Officier français posant pour la photo devant sa guitoune

Enfin, j’aperçus la guitoune de l’officier auquel je devais remettre le pli. L’endroit me paraissait inoccupé ; point de gradé à l’intérieur. J’appris un peu plus tard que celui-ci avait été tué lors du dernier assaut.

 Ce fut un jeune lieutenant de réserve qui récupéra la douloureuse missive que j’avais eu tant de mal à acheminer à bon port. Il la lut brièvement et me déchargea, sur le champ, de mes obligations envers lui. Il me fallait maintenant faire le chemin en sens inverse, au risque de croiser les mêmes périls.

Lors de ma sortie hasardeuse sur le parapet, je m’étais vautré dans cette boue immonde gorgée de sang, et mon uniforme était recouvert d’un amas hétéroclite de gadoue et de dépôts fangeux de toutes sortes. Je ressemblais à une loque ; mes haillons ruisselaient d’une gangue hideuse, ce qui rajoutait un air misérable à ma condition, qui n’était déjà pas bien glorieuse.

La terre du Bois-le-Prêtre était saturée d’eau et des sources jaillissaient de toutes parts. Toutes ces infiltrations finissaient leur chemin dans les drainages qu’offraient nos tranchées. Par moments, il était presque impossible de marcher normalement dans cet univers visqueux.

La seule consolation que nous avions était de se dire que les Allemands, en face, étaient logés à la même enseigne que nous.

D’octobre 1914 à la mi-août 1915, plus de 130 assauts opposent Français et Allemands. Des luttes acharnées se déroulent, bien souvent dans des corps à corps sanglants et meurtriers. Les offensives sont si destructrices que les Allemands nomment cette forêt « Le bois des veuves », et les soldats français les « Loups du Bois-le-Prêtre » en raison de leur furia à vaincre.    

Bataille du Bois-le-Prêtre

De ces dix mois de luttes on recensera la perte de 7000 soldats de part et d’autre. A la fin des hostilités, un tiers du secteur boisé aura disparu.

Soldats allemands au repos

Soldats français posant pour la photo

Une véritable cacophonie, faite de lamentations, de cris, d’appels au secours, s’élevait de ce tumulte. Bon nombre de médecins et d’infirmiers s’affairaient à donner sur place les premiers soins aux blessés ; et ces malheureux étaient foison … J’eus énormément de peine à progresser dans cet univers de cauchemar. Le tableau apocalyptique qui se dressait sous mes yeux effarés, me paraissait irréel et incompréhensible. Des mutilés, des plaies béantes, des os et des crânes brisés par les billes des shrapnels, et du sang, partout du sang. Qu’avions-nous fait pour subir de telles souffrances ? Pourquoi ?

Soldats français, bataille du bois le prêtre juin 1915

L’évacuation de tous ces infortunés, quand elle pouvait se faire immédiatement, était dirigée vers le poste de premier secours. Une certaine organisation prenait vie, et respectait un plan bien précis :

–  Soins sur place par des infirmiers.

– Transport vers l’infirmerie de campagne.

– Évacuation en voiture vers un proche hôpital de l’arrière. Vers Dieulouard, pour le secteur du Bois-le-Prêtre.

– Transport en voiture et chemin de fer vers un hôpital à l’arrière, pour la convalescence.

« À boire !  À boire ! » me demandaient-ils sur mon passage. Les infirmiers n’avaient plus d’eau à leur donner ; leurs gourdes étaient vides, la mienne aussi. J’avais distribué tout son

Deux abris en béton (côté allemand) utilisé comme observatoire. Les lignes françaises sont à environ 30 mètres.

contenu à un groupe de soldats sérieusement atteints.  Et les quelques valides ici présents, secouaient désespérément les leurs à la recherche du liquide. Toutes les cuves se trouvaient plus en arrière, et il fallait beaucoup de temps pour aller en chercher. Des ordres avaient été donnés à des estafettes.

Entrée d’abri pouvant accueillir une trentaine de soldats (côté allemand).

Celles-ci, munies de bidons, s’étaient précipitées vers les secondes lignes pour se mettre en quête du précieux breuvage.

Le temps faisait défaut. Il y avait urgence à secourir les hommes ; il fallait trouver une solution. Le secteur regorgeait de sources, et bon nombre d’entre elles jaillissaient spontanément dans des entonnoirs creusés par les explosions des obus.  Chaque trou ainsi formé s’était rempli d’eau, et constituait autant de mares à ciel ouvert. Mais c’était dangereux : il fallait se servir à découvert dans la plupart des cas. Et il n’était pas sûr que les boches nous regardent sans agir.

Entrée de sape (côté allemand)

Nous nous décidâmes rapidement. Avec deux compères, Aristide et Ernest, tous deux Bordelais, nous partîmes ceinturés de jerricanes en direction du premier point d’eau. Nos recherches allaient s’avérer vaines. Un grand nombre de nappes étaient polluées par l’immersion de cadavres ; tout puisement s’avérait inutile. Notre quête devenait hasardeuse avec les minutes qui passaient. Au loin, la bataille avait baissé en intensité ; des deux côtés on devait panser ses plaies, me disais-je. Nous nous enfonçâmes en rampant, toujours plus en avant, nous frayant notre chemin au milieu des morts. La tension devint insupportable ; j’avais les tempes qui cognaient durement. J’eus toutes les peines à contenir les frémissements de mon corps. Mes jambes tremblotaient et commençaient à refuser d’avancer vers une mort annoncée … Les bruits de la bataille avaient cessé, et chaque son pouvait s’entendre de loin.

Mes deux compagnons progressaient lentement sans dire un mot. Chaque heurt de nos bidons contre des cailloux prenait des proportions démesurées ; nous pouvions à tout moment être repérés par l’ennemi. Le bruit d’un ruissellement se fit entendre. Sa perception devint grossissante au fur et à mesure

Bois le prêtre 1915

que nous avancions au ras du sol. Dans notre champ de vision apparut soudain un bosquet qui avait été miraculeusement épargné par la mitraille. Enfin, épargné était un grand mot. Il avait gardé sa forme originelle. Des squelettes d’arbres l’avaient protégé

Bois le prêtre 1915

de l’ouragan d’acier. Il semblait se pavaner, seul sur un petit promontoire, garni d’un dérisoire feuillage. Tout autour, rien, le néant ! Des tombereaux de terre retournée, mélangée à toute sortes d’objets hétéroclites que la violence des combats avait éparpillés d’une manière désordonnée, et sans retenue. Dans ce sinistre amalgame, un œil avisé pouvait y déceler des lambeaux de chair humaine. Ce lugubre panachage de glaise et de restes de cadavres me donnait des frissons. Dire que ces débris étaient, il y a peu de temps encore, des hommes qui vivaient, qui pensaient, qui mangeaient, dormaient…. Et puis voilà ! Plus rien, volatilisés ; ils n’étaient plus que poussière !

Le petit ruisseau ne semblait plus très loin. Le fond sonore qui parvenait à nos tympans ne laissait aucun doute. L’écoulement se faisait de plus en plus fort ; nous touchions au but.

Bois-le-Prêtre, aux environs de Pont à Mousson 1915

Enfin, flanqué de mes deux comparses du moment, j’arrivai à destination. Après maints essais, nous trouvâmes un point d’eau qui nous semblait potable. Aucune charogne ni détritus n’apparaissait à la surface de l’onde claire. La petite résurgence qui débouchait du creux de la roche pouvait provenir des entrailles de la terre, ce qui était rassurant. Nous pouvions remplir nos gourdes en toute sérénité, l’eau était buvable. C’est avec une certaine frénésie que, de concert, nous nous empressâmes d’y plonger nos bidons. Alors que notre ravitaillement s’effectuait, je fus soudain surpris par un mouvement inopiné des branchages sur l’autre rive du ruisseau. Dans notre empressement, nous avions baissé notre garde, et ce manque de vigilance pouvait se révéler fatal. Cela ne faisait aucun doute, il y avait quelqu’un, en face, qui épiait chacun de nos faits et gestes.

« Ce sont des boches ! s’écria Aristide.

– Bon Dieu ! nous sommes frits ! » pensai-je.

Au travers des faméliques feuillages des arbrisseaux qui garnissaient ce cours d’eau, nous vîmes poindre deux pickelhaubes. Les deux boches furent autant surpris que nous. Ils marquèrent un temps d’arrêt, par méfiance. L’un deux leva discrètement la main, comme par apaisement, afin d’éviter tout affolement. Nous comprîmes, à la vue de ce geste, que leurs intentions n’étaient pas belliqueuses.  Et le fantassin feldgrau plongea à son tour ses gourdes dans la nappe d’eau.

Nous restâmes ainsi de longues minutes à nous dévisager « en chiens de faïence ». L’instant était symbolique. Comme quoi, on pouvait être ennemi au point de s’étriper comme des sauvages, et redevenir humain et civilisé lorsque les tensions déclinaient. Ces hommes avaient les mêmes besoins et les mêmes craintes que nous ; ils nous donnaient, de toute évidence, la preuve qu’ils subissaient les mêmes misères et enduraient les mêmes souffrances … Un moment de paix avec son ennemi mortel ! C’était un luxe que peu de soldats, ici présents, pouvaient se prévaloir d’avoir vécu.

Les deux Germains terminèrent avant nous leur besogne. Après avoir soigneusement bouchonné leurs bidons, ils reculèrent sans détacher leur regard du nôtre. Enfin, ils disparurent dans les fourrés sans autre forme de procès. Nous restâmes un court moment décontenancés par l’événement fortuit que nous venions de vivre.

Soldat allemand 1915

Mais il fallait faire vite. Le chemin du retour s’annonçait encore plus périlleux et d’autant plus pénible que nous étions surchargés par notre inestimable fardeau.

Soldats français posant pour la photo 1915

Nous devions prendre d’infimes précautions pour sauvegarder le précieux breuvage ; les blessés attendaient !

D’un commun accord, nous décidâmes de ne point parler des événements de cette journée. De toute façon, cette trêve tacite aurait mal été interprétée, et ne nous aurait causé que des ennuis.

Difficile, dans ces moments où la sauvagerie tenait une si grande place, de se faire comprendre. Toute réflexion devenait inutile. Les esprits belliqueux étaient alors investis par la brutalité et la bestialité, et la barbarie avait supplanté toute civilisation. Etions-nous encore des hommes ? Pouvions-nous prétendre à un semblant de réflexion ? Ou bien toutes nos actions étaient-elles empreintes du cataclysme de la guerre ?

Ce soir-là, Aristide et Ernest me tendirent malicieusement leur gourde. Après avoir avalé une gorgée de ce que je croyais n’être qu’une vulgaire piquette, je dus me rendre à l’évidence : ce nectar avait revigoré mon corps et mon âme ; c’était du Bordeaux ! Quel agréable et suave moment !

« Allez, on va boire un coup pour fêter notre journée ! me lança Ernest.

– Où avez-vous déniché ce vin ? leur dis-je.

– T’as oublié qu’on est nés dans un vignoble ?

– Nous recevons régulièrement des colis de nos familles, et ce soir nous avons décidé de partager avec toi.

– Attention ! leur dis-je, je vais en prendre l’habitude et vous ne pourrez plus vous débarrasser de moi aussi facilement ! » Ce qui déclencha une volée d’éclats de rires.

Nous avions gardé pour nous ce secret. Ensemble, à cet instant-là, nous promettions de le raconter plus tard à nos enfants, une fois la guerre terminée.

Avoir de tels projets, c’était faire fi de la mort. Aurions-nous repris confiance en l’avenir ?

Mais c’était le printemps 1915, et nous ne savions pas que le conflit durerait encore trois longues années.

La Croix des Carmes

La Croix des Carmes, une simple croix de bois, deviendra le symbole de ces furieux combats. Jusqu’au 7 juin 1915, elle sera située dans les lignes allemandes.    

La Croix des Carmes

Lors d’une offensive menée par les troupes françaises, elle sera mise à l’abri au cimetière du Pétant. Celui-ci sera construit pour y accueillir les corps des soldats morts dans cette tuerie du Bois-le-

La croix des Carmes. 7 juin 1915 Bois-le-Prêtre.

Prêtre. Le 4 juillet 1915, un mois plus tard, l’emplacement retombera aux mains des Allemands. Le front se fixera alors définitivement, jusqu’à la fin de la guerre.    

Souvenir du Bois le Pretre, photo prise la veille de la sanglante bataille

La croix sera remise à sa place le 23 septembre 1923. Raymond Poincaré, qui était président de la République française pendant le conflit, inaugura le monument commémorant la bataille. La Croix des Carmes est insérée dans la pierre.  

La 73ème DI sera transférée en août 1916 à Verdun. Et du 28 août au 11 septembre 1916, elle occupera une position vers le bois de Vaux Chapitre et la ferme Dicourt.

 

 

Aristide Motte sera blessé aux jambes lors de l’attaque allemande du 4 septembre, et évacué. Il finira la guerre dans un hospice et se remettra difficilement de ses blessures.

Ernest Grignard sera tué deux jours plus tard, lors de l’assaut français du 6 septembre sur le bois de la Vaux Régnier. Il avait vingt-quatre ans.

Après Verdun, Godefroy Arnoux se battra, en 1917, dans la région de Belfort, puis en 1918 à Château-Thierry, où il participera à la 3ème bataille de l’Aisne. Démobilisé en 1919, il racontera plus tard, dans ses carnets de guerre, et comme il se l’était promis, sa bataille du Bois-le-Prêtre.

Publié précédemment : « Du sang sur les bleuets » Éditions Volume.

Avec tous mes remerciements au service des archives de la ville d’Aix en Provence.

Casque Adrian de l’infanterie française modèle 1915

« Une source en enfer », nouvelle extraite de mon livre « Des Poppies et des larmes ».

Poppies

Ce livre est une fiction, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait qu’une pure coïncidence. Seuls les événements historiques sont authentiques.

Lire dans la même collection :

Un taxi pour Gagny 

Malgré moi

A Jouney to Gallipoli – L’embarquement

A Journey to Gallipoli – Terminus Gaba Tépé

Nuages Flamands

Une journée sur le front

« Le Zeppelins : a Stairway to hell ! »

La plume blanche

Les taupes de Cardiff

On garde le moral

Sources :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Combats_du_Bois-le-Pr%C3%AAtre

Photos publiques Facebook

Mes photos

1914-1918 La Grande Guerre, Éditions ALP/Marshall Cavendish, 1997/1998

14-18 Le magazine de la Grande Guerre, N°1 à 34 de 2001 à 2006

C’était la guerre des Tranchées, Tardi, Editions Casterman

Le Chemin des Dames, Pierre Miquel, Editions Perrin 1997

Mourir à Verdun, Pierre Miquel, Editions Tallandier 1995

Les mutineries de 1917, documentaire TV de Pierre Miquel

Paroles de Poilus, Éditions Tallandier 1998

La première guerre mondiale, Suzanne Everett, 1983

Frères de tranchées, Marc Ferro, Editions Perrin 2005

Tous mes remerciements au services des archives de la ville d’Aix en Provence.

 

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7 réponses

  1. BENETEAU dit :

    Félicitations, pour ce travail de recherche autour des combats du Bois-le-Prêtre. Magnifique article

    • Jean Marie Borghino dit :

      Bonjour monsieur, merci pour votre message qui me touche beaucoup. Il m’engage à poursuivre mes efforts et me conforte dans mes recherches.
      Bien cordialement
      JMB

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